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Ulric prit un grand verre rempli jusqu’au bord et s’écria:

– Je bois…

– N’oubliez pas que les toasts politiques sont interdits, lui cria Tristan.

– Je bois à la Mort, dit Ulric en portant le verre à ses lèvres, après avoir salué sa voisine masquée.

– Et moi, répondit Fanny en buvant à son tour… je bois à la jeunesse, à l’amour. Et comme un éclair qui déchire un nuage, un sourire de flamme s’alluma sous son masque de velours.

En entendant cette voix Ulric tressaillit sur sa chaise, et, prenant dans sa main la main que Fanny lui abandonna, il lui dit:

– Répétez, répétez, madame…

Fanny reprit son verre, qu’elle n’avait achevé qu’à demi, et répéta avec un accent d’enthousiasme juvénile:

– Je bois à la jeunesse, je bois à l’amour!

– C’est impossible… Cette voix, d’où vient-elle? Ce n’est pas cette femme qui a parlé. De quelle tombe est sortie cette voix? Quelle est cette femme? murmura Ulric en interrogeant du regard Tristan, qui se borna à lui répondre: «Vous avais-je menti?»

Mais tout à coup, sur un geste de Tristan, Fanny laissa tomber le capuchon de son domino en même temps qu’elle détachait son masque, et avec une grâce adorable elle se retourna vers Ulric, et lui dit en lui parlant de si près qu’il sentit la fraîcheur de son haleine:

– Me ferez-vous raison, monsieur le comte?

En voyant le visage de Fanny, Ulric resta muet, foudroyé, presque épouvanté.

Fanny était admirablement belle ce soir-là.

Une couronne de petites roses naturelles était posée sur son front comme une auréole printanière, et les brins de son feuillage faisaient une alliance charmante avec ses beaux cheveux blonds, dont les crêpelures avaient l’éclat lumineux de l’or en fusion. C’était, comme idéalisée par un poète mystique, une de ces adorables figures qui sourient si doucement dans les toiles de Greuze.

– Rosette! ma Rosette!… c’est Rosette!… s’écria Ulric à demi fou.

– Pour tout le monde je m’appelle Fanny, dit la jeune femme en inoculant à Ulric une exaltation qui croissait à chaque coup de son regard bleu, je m’appelle Fanny; j’ai dix-huit ans, et je suis une des dix femmes de Paris pour qui les hommes les plus considérables marcheraient à deux pieds sur tous les articles du code pénal. La porte par où l’on sort de mon boudoir ouvre sur le bagne ou sur le cimetière, et pour y pénétrer, il y a des pères qui ont vendu leurs filles, il y a des fils qui ont ruiné leur père. Si je voulais, je pourrais marcher pendant cent pas sur un chemin de cadavres, et pendant une lieue sur un chemin pavé d’or; pour l’instant où je vous parle, je suis presque ruinée à cause d’un accès de confiance que j’ai eu dans un moment d’ennui. Aussi, pendant un mois, vais-je coûter très cher. Voilà quelle femme je suis, monsieur le comte, ajouta Fanny en terminant son cynique programme, et, par un dernier coup d’œil provocateur, elle sembla dire à Ulric:

– Maintenant, monsieur, que désirez-vous de moi?

Mais celui-ci avait à peine écouté ce qu’elle avait dit; il n’avait entendu que le son de la voix sans prêter d’attention aux paroles; il regardait fixement Fanny, comme on regarde un phénomène, et n’interrompait sa contemplation que pour murmurer de temps en temps:

– Rosette! Rosette!

– Eh bien! vint lui demander tout bas son ami Tristan, ce que vous avez vu ne vaut-il pas la peine du voyage que je vous ai fait faire?

– Mais, maintenant que je suis venu, je ne pourrai plus repartir, dit Ulric en montrant Fanny, qui feignait d’être indifférente à la conversation des deux hommes, bien qu’elle n’en perdît pas un mot.

– Enfin, dit Tristan en tirant Ulric à l’écart, que voulez-vous faire?

Ulric parla longuement, en baissant la voix, à l’oreille de Tristan, et quand il eut achevé, Fanny, qui redoublait d’attention, entendit Tristan qui répondait à son ami:

– Je vous assure qu’elle acceptera.

– Que d’affaires pour une chose si simple! murmura la créature en elle-même; mais elle ne put dissimuler une certaine inquiétude en voyant que le comte de Rouvres se disposait à se retirer. En effet, Ulric ne pouvant pas contenir l’émotion qu’il avait éprouvée en se trouvant en face du fantôme vivant de sa maîtresse morte, avait rapidement salué tous les convives et venait de sortir, reconduit jusqu’au dehors par son ami Tristan.

– Eh bien! ma chère, dirent les autres femmes en voyant la mine dépitée de Fanny, voilà une conquête manquée!

– Je sais bien pourquoi, répondit celle-ci. Je l’ai mis au pied du mur. Il est ruiné.

– Encore une fois, vous êtes dans l’erreur, ma belle, dit Tristan qui venait de rentrer dans le salon.

– Eh bien! alors, je ne vous fais pas compliment, mon cher, répliqua Fanny. Malgré toute la mise en scène et la bonne volonté que j’y ai mise pour ma part, votre plan me paraît complètement manqué. Votre ami ne m’a pas même fait l’honneur de demander à être reçu chez moi.

– Mon ami est un homme bien élevé et un homme de sens! il ne s’amuse pas à faire des demandes inutiles. Vous n’êtes pour lui qu’une curiosité, un objet d’art, un portrait, et rien de plus, ma chère, répondit insolemment Tristan. Il m’a chargé d’être son homme d’affaires, et voilà ce qu’il vous propose par mon entremise.

– Ah! voyons un peu.

– Je vous préviens d’avance qu’on ne vous a jamais fait de proposition semblable.

– Mais parlez donc, dirent les femmes, nous sommes sur le gril de l’impatience.

– Nous y voici. Écoutez, dit Tristan en s’adressant particulièrement à Fanny. Le comte Ulric de Rouvres renouvelle votre mobilier.

– Le mien a six mois. Soit, dit Fanny.

– C’est presque séculaire, ajouta un des hommes.

– Le comte Ulric vous loue, dans une rue qu’il a choisie lui-même, une chambre de 160 francs. – Ne m’interrompez pas. – Dans cette chambre il fait disposer un charmant ménage d’occasion, qu’il tient caché en quelque endroit. Les meubles seront garnis de tous les objets de toilette qui vous seront nécessaires; mais je vous préviens que toute cette garde-robe est d’occasion comme les meubles, et la robe la plus chère ne vaut pas vingt francs.

– Après? dit Fanny.

– Après, continua Tristan, le comte Ulric vous trouvera, dans une maison à lui connue, une occupation qui vous rapportera quarante sous par jour.

– Quelle occupation? demanda Fanny.

– Je n’en sais rien. Au reste, vous ne travaillerez qu’autant que cela pourra vous amuser; seulement vous aurez soin de vous faire sur le bout des doigts des piqûres d’aiguille. Vous irez dans cette maison depuis le matin jusqu’au soir. Mon ami, M. le comte de Rouvres, ira vous chercher pour vous reconduire au sortir de votre besogne et vous ramènera à votre chambre, où vous passerez la soirée avec lui. À dix heures vous serez libre de votre personne; mais le lendemain, dès sept heures, vous serez à la disposition de M. de Rouvres, qui vous conduira à votre travail. Le dimanche, quand le temps sera beau, vous irez avec lui à la campagne manger du lait et cueillir des fraises. En outre, vous appellerez M. de Rouvres Marc, et vous apprendrez, pour les lui chanter, quelques chansons qu’il aime à entendre. Vous lui préparerez aussi vous-même certaine cuisine dont il vous indiquera le menu.

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