Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Monsieur, dit Ulric, je viens vous prier de me remettre quelque argent.

– Je suis à votre disposition: quelle somme désirez-vous, monsieur le comte? demanda le notaire.

– J’ai besoin de cinq cents francs, répondit Ulric. Le notaire entendit cinq mille francs. Il ouvrit sa caisse et en tira cinq billets de banque, qu’il posa sur son bureau en face d’Ulric.

– Pardon, monsieur, dit celui-ci, vous me donnez trop; c’est seulement cinq cents francs que j’ai eu l’honneur de vous demander.

Le notaire resserra les billets, et compta vingt-cinq louis à Ulric, qui les mit dans sa poche après avoir signé la quittance.

Mais en entendant le bruit de cet or, qui sonnait joyeusement, Ulric fut pris de réflexions qui lui firent regretter la démarche qu’il venait de faire. Par quelles raisons pourrait-il expliquer à Rosette la possession de cette somme, qui aurait, pour la pauvre fille, l’apparence d’une fortune? Ulric lui avait trop souvent répété qu’il n’avait aucune connaissance, aucun ami, aucune protection, pour qu’il pût prétexter un emprunt fait à quelque personne. Mais ce n’était pas encore là le vrai motif qui inquiétait Ulric: le motif réel avait sa cause dans l’égoïsme dont était pétri l’amour violent qu’il éprouvait pour Rosette. Ulric se savait, plus que tout autre, habile à se créer des tourments imaginaires. Enclin à faire ce qu’on pourrait appeler de la chimie morale, il ne pouvait s’empêcher de soumettre tous ses sentiments, toutes ses sensations aux expérimentations d’une logique impitoyable. Il avait remarqué que son amour pour Rosette, amour né d’ailleurs dans des conditions particulières, avait acquis une violence nouvelle depuis qu’une misère, chaque jour plus agressive, avait assailli le ménage.

À ce dénûment Rosette avait toujours opposé non une résignation muette, tristement placide et faisant la moue, mais au contraire une indifférence en apparence si vraie, un oubli si complet, un si profond dédain du lendemain, qu’Ulric éprouvait un charme étrange à voir cette créature si insolente avec le malheur.

Quelquefois cependant, ayant remarqué la pâleur maladive qui peu à peu avait envahi le visage amaigri de la jeune fille, en écoutant cette voix dont la fraîche sérénité était souvent altérée par des éclats métalliques, Ulric se demandait avec inquiétude si ces fanfares de gaieté immodérée, ces fusées de rires fous qui s’échappaient sans motifs des lèvres de sa maîtresse, n’était point semblables aux lumières fantastiques des lampes mourantes dont les flammes, qui s’élancent par bonds capricieux et inégaux, ne répandent jamais une clarté plus vive que lorsqu’elles vont s’éteindre.

Alors son cœur se fendait de pitié. Il s’épouvantait lui-même de ce déplorable égoïsme qui s’obstinait à prolonger une situation misérable uniquement à cause d’un sentiment qui caressait son amour-propre plus encore que son amour.

Dans ces instants où il était sous l’impression d’un esprit de justice, il s’emportait contre lui-même en de violentes accusations.

– Ce que je fais est lâche, pensait-il, je joue avec cette malheureuse fille une comédie d’autant plus horrible qu’elle court le danger d’en rester victime. J’en fais froidement un holocauste à ma vanité. Pour moi, sa jeunesse s’épuise, sa santé s’altère. J’assiste tranquillement à ce martyre quotidien, et tandis qu’elle tremble sous les frissons de la fièvre, je me réchauffe à la chaleur de son sourire. – Qu’ai-je besoin d’attendre plus longtemps? ajoutait Ulric; ne suis-je pas sûr qu’elle m’aime comme je voulais être aimé? Cet amour n’a-t-il pas subi le contrôle de toutes les expériences, et de toutes les épreuves n’a-t-il pas traversé sans s’altérer la plus dangereuse, – la misère? Que me faut-il de plus? – Et si Marc Gilbert a trouvé sa perle, pourquoi Ulric de Rouvres ne s’en parerait-il pas? – Comme Lindor, errant sous le manteau d’un pauvre bachelier, j’ai rencontré ma Rosine; pourquoi ne ferais-je pas comme lui? Pourquoi, à la fin de la comédie, n’écarterais-je pas le manteau qui cache le comte Almaviva? Rosette n’en sera-t-elle pas moins Rosette? Non, sans doute… et pourtant j’hésite; pourtant je perpétue volontairement une existence dangereuse et presque mortelle pour cette pauvre fille… Et pour mon châtiment, si Dieu voulait qu’elle mourût, je l’aurais tuée moi-même avec préméditation! Et pourtant j’hésite… – pourquoi?…

Alors une voix qui sortait de lui-même lui répondait:

– Tu hésites, parce que tu sais bien qu’aussitôt après avoir révélé qui tu es réellement à ta maîtresse, ton amour sera empoisonné par les méchantes pensées que te soufflera l’esprit de doute. Ton cœur n’a pas pu se soustraire à la tutelle de ta raison, et ta raison trouvera une éloquence pleine de sophismes cruels pour te prouver que Rosette ne t’aime plus qu’à cause de ton nom, de ta fortune; tu te laisseras persuader qu’elle était lasse de toi, et qu’elle t’aurait quitté si tu ne t’étais pas fait connaître; bien plus, tu arriveras à croire qu’elle ne t’a jamais aimé, qu’elle jouait la comédie de l’amour, comme tu jouais la comédie de la misère, parce qu’elle savait qui tu étais avant même que tu la connusses. Voilà pourquoi tu hésites.

En écoutant cette voix qui l’expliquait si bien lui-même, Ulric ne pouvait s’empêcher de répondre:

– C’est vrai! Alors il concluait de cette façon laconiquement égoïste:

– L’amour de Rosette est la seule chose qui me rattache à la vie; je l’aime, et je crois à son amour, parce que je ne suis pour elle qu’un ouvrier, que son dévouement me paraît sincère. Mais si je lui révèle mon nom, mon amour sera frappé de mort, parce que je ne croirai plus à celui de Rosette. Et je ne veux pas que mon amour meure; car c’est mon amour que j’aime.

Telles étaient les réflexions d’Ulric en revenant de chez son notaire. Comme il passait sur un pont, une neige épaisse commença à tomber, dispersée par un vent glacé. Une pauvre femme qui mendiait lui tendit la main en disant:

– Mon bon monsieur, la charité; j’ai ma fille malade, elle a froid, et j’ai faim.

– Pauvre Rosette! murmura Ulric, elle aussi elle a froid… Et il mit dans la main de la mendiante le rouleau qui contenait les vingt-cinq louis. Deux jours après les craintes d’Ulric se trouvaient réalisées. Rosette tomba sérieusement malade. Aux premières atteintes du mal, Ulric la fit conduire dans un hôpital.

Quand il revint à la maison et qu’il se trouva seul dans la chambre déserte, Ulric tomba dans une prostration dans laquelle son être tout entier demeura anéanti.

Ce fut son cœur qui sortit le premier de cet anéantissement.

Au milieu de cette chambre qui avait pendant si longtemps été un paradis, il entendit s’éveiller le chœur des souvenirs qui chantaient la joie des jours passés. Comme un tableau fantasmagorique, il vit bientôt se dérouler devant lui tous les épisodes du poème de son amour. Il vit Rosette, pétulante et gaie, tournant, chantant dans la chambre, donnant ses soins au ménage, ou préparant le repas du soir qu’on prenait en commun, assis au coin du feu, l’un auprès de l’autre, et toujours à portée de lèvres.

Chaque meuble, chaque objet, lui venait rappeler la grande fête domestique dont son acquisition avait été la cause. Toutes ces choses muettes semblaient prendre une voix pour parler et lui dire avec un doux accent de reproche:

11
{"b":"100845","o":1}