Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Cette lettre était adressée à M. le comte Ulric de Rouvres.

En lisant cette suscription, Ulric ne put s’empêcher de pâlir.

– Vous vous trompez, dit-il au jeune homme qui lui avait apporté le billet; cette lettre n’est pas pour moi… Je m’appelle Marc Gilbert.

– Pardon, monsieur le comte, répondit le jeune homme en souriant. Ne craignez point d’indiscrétion de ma part. Je suis envoyé par Me Morin, votre notaire. Des motifs très sérieux l’ont mis dans l’obligation de vous rechercher, et ce n’est qu’après bien des peines et des démarches que nous avons pu parvenir à vous découvrir… Cette lettre, qui est bien pour vous, car, ayant eu l’honneur de vous voir dans l’étude de mon patron, je puis vous reconnaître, cette lettre vous apprendra, monsieur le comte, les raisons qui ont forcé Me Morin à troubler votre incognito.

Ulric comprit qu’il était inutile de feindre plus longtemps, et prit lecture du billet que lui adressait son notaire.

Il ne contenait que ces quelques lignes:

«Monsieur le comte, «Étant sur le point de vendre mon étude, je désirerais vivement avoir avec vous un entretien pour vous rendre compte des fonds dont vous avez bien voulu me confier le dépôt il y a dix-huit mois. Depuis cette époque, les neuf cent mille francs déposés par vous entre mes mains se sont presque augmentés d’un tiers, grâce à des placements avantageux et dont je puis garantir la sûreté pour l’avenir; toute cette comptabilité est parfaitement en ordre, et je voudrais vous la soumettre avant de résigner mes fonctions. C’est pourquoi je vous prie, monsieur le comte, de vouloir bien m’assigner un rendez-vous. Selon qu’il vous plaira le mieux, j’aurai l’honneur de recevoir chez moi M. le comte Ulric de Rouvres, ou je me rendrai chez M. Marc Gilbert. «Recevez, etc. Morin.»

– Veuillez répondre à M. Morin que j’irai le voir demain, dit Ulric au clerc de son notaire quand il eut achevé la lettre dont le contenu venait brutalement lui rappeler un passé, une fortune et un nom qu’il avait complètement oubliés. Aussi la lecture de cette lettre le jeta-t-elle dans un courant d’idées qui amenèrent sur son front un nuage de tristesse et d’inquiétude dont Rosette s’aperçut le soir en rentrant.

Aux interrogations de sa maîtresse Ulric répondit par un banal prétexte d’indisposition. Le lendemain il alla voir son notaire; et, après avoir écouté très indifféremment les explications que M. Morin lui donna sur l’administration de sa fortune, Ulric le pria de transmettre à son successeur tous les pouvoirs qu’il lui avait donnés; il insista surtout pour qu’à l’avenir, et sous aucun prétexte, on ne vînt déranger son incognito, qu’il voulait encore conserver.

– Ne désirez-vous pas que je vous remette quelque argent? demanda M. Morin à son client singulier.

– De l’argent? dit Ulric; non, j’en gagne… Il rentra chez lui l’esprit plus libre, le front rasséréné, et retrouva auprès de Rosette la tranquille et charmante familiarité que l’incident de la veille avait vaguement refroidie. Mais le malheur avait fait brèche dans le ménage. Peu de temps après la fabrique dans laquelle Ulric était employé comme contremaître fut ruinée par un incendie. Ulric chercha de l’occupation dans d’autres établissements; il essaya de se placer seulement en qualité d’ouvrier; mais on était alors au milieu d’une crise commerciale, et un grand relâche s’était opéré dans les travaux de son industrie. Les patrons avaient été dans la nécessité de mettre à pied une partie de leurs ouvriers. Ulric se trouva les bras libres, – la sinistre liberté de la misère; et lui, ultra-millionnaire, il comprit l’épouvante du père de famille, pour qui la saison du chômage est aussi l’époque de la famine.

– Pourtant, pensait-il au retour de ses courses infructueuses, je n’aurais qu’un mot à dire…

Quant à Rosette, jamais peut-être elle n’avait été plus gaie, jamais ses dix-huit ans en fleur n’avaient embaumé la maison d’un plus doux parfum de jeunesse et d’amour. Seulement elle travaillait deux heures de plus soir et matin; et le petit ménage vécut heureux encore un mois, malgré les privations imposées par la nécessité.

À la nécessité succéda la misère. Plusieurs fois, le soir, à la nuit tombante, choisissant les rues désertes, Rosette s’aventura dans ces comptoirs d’usure patentés vers lesquels les premiers vents de l’hiver poussent une foule de misères frissonnantes, qui viennent, timides et honteuses, demander au prêt le maigre repas du soir ou le petit cotret de bois vert qui doit pour une heure enfumer la mansarde humide.

Peu à peu tous les tiroirs se vidèrent dans les magasins du mont-de-piété. Et cependant, durant cette lutte avec la misère, Ulric éprouvait la volupté singulière qui, chez quelques natures, résulte d’un sentiment inconnu, fût-il même douloureux. Son amour souffrait en voyant la pauvre Rosette sortir le matin, par le brouillard et le froid, vêtue d’une pauvre robe bleue à petits pois blancs, reléguée jadis pour cause de vétusté et devenue maintenant son unique vêtement. Mais l’esprit d’analyse l’emportait sur le cœur. La manie de l’expérience étouffait la voix de l’humanité, et il voulait savoir jusqu’à combien de degrés pourrait atteindre le dévouement de Rosette.

Un soir, comme il rentrait avec Rosette, qu’il allait chercher tous les soirs dans la maison où elle travaillait, Ulric entendit deux femmes marchant derrière lui, mises avec le somptueux mauvais goût des lorettes bourgeoises, railler la toilette de Rosette, qui faisait effectivement une antithèse avec la rigueur de la saison.

– Tiens, vois donc, disait l’une, une robe d’indienne; c’est original.

– Et un chapeau de paille, ajoutait l’autre, en novembre; c’est un peu tôt ou un peu tard.

Rosette avait entendu, mais elle ne le fit point paraître. Quant à Ulric, il lança aux deux femmes un coup d’œil chargé de colère et de mépris.

Quand ils furent rentrés chez eux, Ulric fut pris d’une crise violente dont l’exaltation effraya Rosette, pourtant accoutumée à ces explosions d’amour. Il se jeta aux pieds de sa maîtresse, et embrassant à pleines lèvres la petite robe bleue dont elle était vêtue, il s’écria:

– Ma pauvre fille, tu es malheureuse avec moi, tu souffres; hier et aujourd’hui tu as eu froid, demain tu auras faim peut-être. Si tu voulais, ta jeunesse pourrait s’épanouir au milieu d’une existence de joie et de plaisir, au lieu de rester emprisonnée dans la misère. Mais patience, les bons jours viendront. Toi aussi, tu seras belle, élégante, parée, tu auras de la soie, du velours, de la dentelle, tout ce que tu voudras, ma chère. Ah! quels trésors pourraient payer ton sourire? Tu ne travailleras plus… tes pauvres mains, mordues tout le jour par l’aiguille, elles ne feront plus rien que se laisser embrasser par mes lèvres. Oh! ma chère Rosette, ma pauvre fille!… patience, tu verras.

En cet instant Ulric était bien décidé à aller le lendemain chercher de l’argent chez son notaire.

Le lendemain, en effet, il se présenta chez le successeur de M. Morin, qui, prévenu d’avance sur les excentricités de son client, ne parut point surpris du costume délabré sous lequel il voyait le comte de Rouvres.

10
{"b":"100845","o":1}