A onze heures, lorsque les Grégoire arrivèrent, ils s’étonnèrent qu’Hippolyte, le valet de chambre, posé en sentinelle, les bousculât pour les introduire, après avoir jeté des regards inquiets aux deux bouts de la route. Les rideaux du salon étaient fermés, on les fit passer directement dans le cabinet de travail, où M. Hennebeau s’excusa de les recevoir ainsi; mais le salon donnait sur le pavé, et il était inutile d’avoir l’air de provoquer les gens.
– Comment! vous ne savez pas? continua-t-il, en voyant leur surprise.
M. Grégoire, quand il apprit que la grève avait enfin éclaté, haussa les épaules de son air placide. Bah! ce ne serait rien, la population était honnête. D’un hochement du menton, Mme Grégoire approuvait sa confiance dans la résignation séculaire des charbonniers; tandis que Cécile, très gaie ce jour-là, belle de santé dans une toilette de drap capucine, souriait à ce mot de grève, qui lui rappelait des visites et des distributions d’aumônes dans les corons.
Mais Mme Hennebeau, suivie de Négrel, parut, toute en soie noire.
– Hein! est-ce ennuyeux! cria-t-elle dès la porte. Comme s’ils n’auraient pas dû attendre, ces hommes!… Vous savez que Paul refuse de nous conduire à Saint-Thomas.
– Nous resterons ici, dit obligeamment M. Grégoire. Ce sera tout plaisir.
Paul s’était contenté de saluer Cécile et sa mère. Fâchée de ce peu d’empressement, sa tante le lança d’un coup d’œil sur la jeune fille; et, quand elle les entendit rire ensemble, elle les enveloppa d’un regard maternel.
Cependant, M. Hennebeau acheva de lire les dépêches et rédigea quelques réponses. On causait près de lui, sa femme expliquait qu’elle ne s’était pas occupée de ce cabinet de travail, qui avait en effet gardé son ancien papier rouge déteint, ses lourds meubles d’acajou, ses cartonniers éraflés par l’usage. Trois quarts d’heure se passèrent, on allait se mettre à table, lorsque le valet de chambre annonça M. Deneulin. Celui-ci, l’air excité, entra et s’inclina devant Mme Hennebeau.
– Tiens! vous voilà? dit-il en apercevant les Grégoire. Et, vivement, il s’adressa au directeur.
– Ça y est donc? Je viens de l’apprendre par mon ingénieur… Chez moi, tous les hommes sont descendus, ce matin. Mais ça peut gagner. Je ne suis pas tranquille… Voyons, où en êtes-vous?
Il accourait à cheval, et son inquiétude se trahissait dans son verbe haut et son geste cassant, qui le faisaient ressembler à un officier de cavalerie en retraite.
M. Hennebeau commençait à le renseigner sur la situation exacte, lorsque Hippolyte ouvrit la porte de la salle à manger. Alors, il s’interrompit pour dire.
– Déjeunez avec nous. Je vous continuerai ça au dessert.
– Oui, comme il vous plaira, répondit Deneulin, si plein de son idée, qu’il acceptait sans autres façons.
Il eut pourtant conscience de son impolitesse, il se tourna vers Mme Hennebeau, en s’excusant. Elle fut d’ailleurs charmante. Quand elle eut fait mettre un septième couvert, elle installa ses convives: Mme Grégoire et Cécile aux côtés de son mari, puis, M. Grégoire et Deneulin à sa droite et à sa gauche; enfin, Paul, qu’elle plaça entre la jeune fille et son père. Comme on attaquait les hors-d’œuvre, elle reprit avec un sourire:
– Vous m’excuserez, je voulais vous donner des huîtres… Le lundi, vous savez qu’il y a un arrivage d’Ostende à Marchiennes, et j’avais projeté d’envoyer la cuisinière avec la voiture… Mais elle a eu peur de recevoir des pierres…
Tous l’interrompirent d’un grand éclat de gaieté. On trouvait l’histoire drôle.
– Chut! dit M. Hennebeau contrarié, en regardant les fenêtres, d’où l’on voyait la route. Le pays n’a pas besoin de savoir que nous recevons, ce matin.
– Voici toujours un rond de saucisson qu’ils n’auront pas, déclara M. Grégoire.
Les rires recommencèrent, mais plus discrets. Chaque convive se mettait à l’aise, dans cette salle tendue de tapisseries flamandes, meublée de vieux bahuts de chêne. Des pièces d’argenterie luisaient derrière les vitraux des crédences; et il y avait une grande suspension en cuivre rouge, dont les rondeurs polies reflétaient un palmier et un aspidistra, verdissant dans des pots de majolique. Dehors, la journée de décembre était glacée par une aigre bise du nord-est. Mais pas un souffle n’entrait, il faisait là une tiédeur de serre, qui développait l’odeur fine d’un ananas, coupé au fond d’une jatte de cristal.
– Si l’on fermait les rideaux? proposa Négrel, que l’idée de terrifier les Grégoire amusait.
La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut à un ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, dès lors, des plaisanteries interminables: on ne posa plus un verre ni une fourchette, sans prendre des précautions; on salua chaque plat, ainsi qu’une épave échappée à un pillage, dans une ville conquise; et, derrière cette gaieté forcée, il y avait une sourde peur, qui se trahissait par des coups d’œil involontaires jetés vers la route, comme si une bande de meurt-de-faim eût guetté la table du dehors.
Après les œufs brouillés aux truffes, parurent des truites de rivière. La conversation était tombée sur la crise industrielle, qui s’aggravait depuis dix-huit mois.
– C’était fatal, dit Deneulin, la prospérité trop grande des dernières années devait nous amener là… Songez donc aux énormes capitaux immobilisés, aux chemins de fer, aux ports et aux canaux, à tout l’argent enfoui dans les spéculations les plus folles. Rien que chez nous, on a installé des sucreries comme si le département devait donner trois récoltes de betteraves… Et, dame! aujourd’hui, l’argent s’est fait rare, il faut attendre qu’on rattrape l’intérêt des millions dépensés: de là, un engorgement mortel et la stagnation finale des affaires.
M. Hennebeau combattit cette théorie, mais il convint que les années heureuses avaient gâté l’ouvrier.
– Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos fosses, pouvaient se faire jusqu’à six francs par jour, le double de ce qu’ils gagnent à présent! Et ils vivaient bien, et ils prenaient des goûts de luxe… Aujourd’hui, naturellement, ça leur semble dur, de revenir à leur frugalité ancienne.
– Monsieur Grégoire, interrompit Mme Hennebeau, je vous en prie, encore un peu de ces truites… Elles sont délicates, n’est-ce pas?
Le directeur continuait:
– Mais, en vérité, est-ce notre faute? Nous sommes atteints cruellement, nous aussi… Depuis que les usines ferment une à une, nous avons un mal du diable à nous débarrasser de notre stock; et, devant la réduction croissante des demandes, nous nous trouvons bien forcés d’abaisser le prix de revient… C’est ce que les ouvriers ne veulent pas comprendre.
Un silence régna. Le domestique présentait des perdreaux rôtis, tandis que la femme de chambre commençait à verser du chambertin aux convives.
– Il y a une famine dans l’Inde, reprit Deneulin à demi-voix comme s’il se fût parlé à lui-même. L’Amérique, en cessant ses commandes de fer et de fonte, a porté un rude coup à nos hauts fourneaux. Tout se tient, une secousse lointaine suffit à ébranler le monde… Et l’Empire qui était si fier de cette fièvre chaude de l’industrie!