– Je veux travailler, c’est mon idée… Habillons-nous et ne faisons pas de bruit.
Ils s’habillèrent dans les ténèbres, avec mille précautions. Elle, secrètement, avait préparé la veille ses vêtements de mineur; lui, dans l’armoire, prit une veste et une culotte; et ils ne se lavèrent pas, par crainte de remuer la terrine. Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir étroit, où couchait la mère. Quand ils partirent, le malheur voulut qu’ils butèrent contre une chaise. Elle s’éveilla, elle demanda, dans l’engourdissement du sommeil:
– Hein? qui est-ce?
Catherine, tremblante, s’était arrêtée, en serrant violemment la main d’Etienne.
– C’est moi, ne vous inquiétez pas, dit celui-ci. J’étouffe, je sors respirer un peu.
– Bon, bon.
Et la Maheude se rendormit. Catherine n’osait plus bouger. Enfin, elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine qu’elle avait réservée sur un pain, donné par une dame de Montsou. Puis, doucement, ils refermèrent la porte, ils s’en allèrent.
Souvarine était demeuré debout, près de L’Avantage, à l’angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui retournaient au travail, confus dans l’ombre, passant avec leur sourd piétinement de troupeau. Il les comptait, comme les bouchers comptent les bêtes, à l’entrée de l’abattoir; et il était surpris de leur nombre, il ne prévoyait pas, même dans son pessimisme, que ce nombre de lâches pût être si grand. La queue s’allongeait toujours, il se raidissait, très froid, les dents serrées, les yeux clairs.
Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui défilaient, et dont il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d’en reconnaître un, à sa démarche. Il s’avança, il l’arrêta.
– Où vas-tu?
Etienne, saisi, au heu de répondre, balbutiait.
– Tiens! tu n’es pas encore parti!
Puis, il avoua, il retournait à la fosse. Sans doute, il avait juré; seulement, ce n’était pas une existence, d’attendre les bras croisés des choses qui arriveraient dans cent ans peut-être; et, d’ailleurs, des raisons à lui le décidaient.
Souvarine l’avait écouté, frémissant. Il l’empoigna par une épaule, il le rejeta vers le coron.
– Rentre chez toi, je le veux, entends-tu!
Mais, Catherine s’étant approchée, il la reconnut, elle aussi. Etienne protestait, déclarait qu’il ne laissait à personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du machineur allèrent de la jeune fille au camarade; tandis qu’il reculait d’un pas, avec un geste de brusque abandon. Quand il y avait une femme dans le cœur d’un homme, l’homme était fini, il pouvait mourir. Peut-être revit-il, en une vision rapide, là-bas, à Moscou, sa maîtresse pendue, ce dernier lien de sa chair coupé, qui l’avait rendu libre de la vie des autres et de la sienne. Il dit simplement:
– Va.
Gêné, Etienne s’attardait, cherchait une parole de bonne amitié, pour ne pas se séparer ainsi.
– Alors, tu pars toujours?
– Oui.
– Eh bien! donne-moi la main, mon vieux. Bon voyage et sans rancune.
L’autre lui tendit une main glacée. Ni ami, ni femme.
– Adieu, pour tout de bon, cette fois.
– Oui, adieu.
Et Souvarine, immobile dans les ténèbres, suivit du regard Etienne et Catherine, qui entraient au Voreux.
III
A quatre heures, la descente commença. Dansaert, installé en personne au bureau du marqueur, dans la lampisterie, inscrivait chaque ouvrier qui se présentait, et lui faisait donner une lampe. Il les prenait tous, sans une observation, tenant la promesse des affiches. Cependant, lorsqu’il aperçut au guichet Etienne et Catherine, il eut un sursaut, très rouge, la bouche ouverte pour refuser l’inscription; puis, il se contenta de triompher, d’un air goguenard: ah! ah! le fort des forts était donc par terre? la Compagnie avait donc du bon, que le terrible tombeur de Montsou revenait lui demander du pain? Silencieux, Etienne emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse.
Mais c’était là, dans la salle de recette, que Catherine craignait les mauvaises paroles des camarades. Justement, dès l’entrée, elle reconnut Chaval au milieu d’une vingtaine de mineurs, attendant qu’une cage fût libre. Il s’avançait furieusement vers elle, lorsque la vue d’Etienne l’arrêta. Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements d’épaules outrageux. Très bien! il s’en foutait, du moment que l’autre avait occupé la place toute chaude; bon débarras! ça regardait le monsieur, s’il aimait les restes; et, sous l’étalage de ce dédain, il était repris d’un tremblement de jalousie, ses yeux flambaient. D’ailleurs, les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux baissés. Ils se contentaient de jeter un regard oblique aux nouveaux venus; puis, abattus et sans colère, ils se remettaient à regarder fixement la bouche du puits, leur lampe à la main, grelottant sous la mince toile de leur veste, dans les courants d’air continus de la grande salle.
Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria d’embarquer. Catherine et Etienne se tassèrent dans une berline, où Pierron et deux haveurs se trouvaient déjà. A côté, dans l’autre berline, Chaval disait au père Mouque, très haut, que la Direction avait bien tort de ne pas profiter de l’occasion pour débarrasser les fosses des chenapans qui les pourrissaient; mais le vieux palefrenier, déjà retombé à la résignation de sa chienne d’existence, ne se fâchait plus de la mort de ses enfants, répondait simplement d’un geste de conciliation.
La cage se décrocha, on fila dans le noir. Personne ne parlait. Tout d’un coup, comme on était aux deux tiers de la descente, il y eut un frottement terrible. Les fers craquaient, les hommes furent jetés les uns contre les autres.
– Nom de Dieu! gronda Etienne, est-ce qu’ils vont nous aplatir! Nous finirons par tous y rester, avec leur sacré cuvelage. Et ils disent encore qu’ils l’ont réparé!
Pourtant, la cage avait franchi l’obstacle. Elle descendait maintenant sous une pluie d’orage, si violente, que les ouvriers écoutaient avec inquiétude ce ruissellement. Il s’était donc déclaré bien des fuites, dans le brandissage des joints?
Pierron, interrogé, lui qui travaillait depuis plusieurs jours, ne voulut pas montrer sa peur, qui pouvait être considérée comme une attaque à la Direction; et il répondit:
– Oh! pas de danger! C’est toujours comme ça. Sans doute qu’on n’a pas eu le temps de brandir les pichoux.
Le torrent ronflait sur leurs têtes, ils arrivèrent au fond, au dernier accrochage, sous une véritable trombe d’eau. Pas un porion n’avait eu l’idée de monter par les échelles, pour se rendre compte. La pompe suffirait, les brandisseurs visiteraient les joints, la nuit suivante. Dans les galeries, la réorganisation du travail donnait assez de mal. Avant de laisser les haveurs retourner à leur chantier d’abattage, l’ingénieur avait décidé que, pendant les cinq premiers jours, tous les hommes exécuteraient certains travaux de consolidation, d’une urgence absolue. Des éboulements menaçaient partout, les voies avaient tellement souffert, qu’il fallait raccommoder les boisages sur des longueurs de plusieurs centaines de mètres. En bas, on formait donc des équipes de dix hommes, chacune sous la conduite d’un porion; puis, on les mettait à la besogne, aux endroits les plus endommagés. Quand la descente fut finie, on compta que trois cent vingt-deux mineurs étaient descendus, environ la moitié du nombre qui travaillait, lorsque la fosse se trouvait en pleine exploitation.