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– Tiens! bégaya-t-il, voilà ce que je te rapporte… C’est notre travail à tous.

La Maheude regarda Etienne, le vit muet et accablé. Alors, elle pleura aussi. Comment faire vivre neuf personnes, avec cinquante francs pour quinze jours? Son aîné les avait quittés, le vieux ne pouvait plus remuer les jambes: c’était la mort bientôt. Alzire se jeta au cou de sa mère, bouleversée de l’entendre pleurer. Estelle hurlait, Lénore et Henri sanglotaient.

Et, du coron entier, monta bientôt le même cri de misère. Les hommes étaient rentrés, chaque ménage se lamentait devant le désastre de cette paie mauvaise. Des portes se rouvrirent, des femmes parurent, criant au-dehors, comme si leurs plaintes n’eussent pu tenir sous les plafonds des maisons closes. Une pluie fine tombait, mais elles ne la sentaient pas, elles s’appelaient sur les trottoirs, elles se montraient, dans le creux de leur main, l’argent touché.

– Regardez! ils lui ont donné ça, n’est-ce pas se foutre du monde?

– Moi, voyez! je n’ai seulement pas de quoi payer le pain de la quinzaine.

– Et moi donc! comptez un peu, il me faudra encore vendre mes chemises.

La Maheude était sortie comme les autres. Un groupe se forma autour de la Levaque, qui criait le plus fort; car son soûlard de mari n’avait pas même reparu, elle devinait que, grosse ou petite, la paie allait se fondre au Volcan. Philomène guettait Maheu, pour que Zacharie n’entamât point la monnaie. Et il n’y avait que la Pierronne qui semblât assez calme, ce cafard de Pierron s’arrangeant toujours, on ne savait comment, de manière à avoir, sur le livret du porion, plus d’heures que les camarades. Mais la Brûlé trouvait ça lâche de la part de son gendre, elle était avec celles qui s’emportaient, maigre et droite au milieu du groupe, le poing tendu vers Montsou.

– Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j’ai vu, ce matin, leur bonne passer en calèche!… Oui, la cuisinière dans la calèche à deux chevaux, allant à Marchiennes pour avoir du poisson, bien sûr!

Une clameur monta, les violences recommencèrent. Cette bonne en tablier blanc, menée au marché de la ville voisine dans la voiture des maîtres, soulevait une indignation. Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du poisson quand même? Ils n’en mangeraient peut-être pas toujours, du poisson: le tour du pauvre monde viendrait. Et les idées semées par Etienne poussaient, s’élargissaient dans ce cri de révolte. C’était l’impatience devant l’âge d’or promis, la hâte d’avoir sa part du bonheur, au-delà de cet horizon de misère, fermé comme une tombe. L’injustice devenait trop grande, ils finiraient par exiger leur droit, puisqu’on leur retirait le pain de la bouche. Les femmes surtout auraient voulu entrer d’assaut, tout de suite, dans cette cité idéale du progrès, où il n’y aurait plus de misérables. Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait, quelles emplissaient encore le coron de leurs larmes, au milieu de la débandade glapissante des enfants.

Le soir, à l’Avantage, la grève fut décidée. Rasseneur ne la combattait plus, et Souvarine l’acceptait comme un premier pas. D’un mot, Etienne résuma la situation: si elle voulait décidément la grève, la Compagnie aurait la grève.

V

Une semaine se passa, le travail continuait, soupçonneux et morne, dans l’attente du conflit.

Chez les Maheu, la quinzaine s’annonçait comme devant être plus maigre encore. Aussi la Maheude s’aigrissait-elle, malgré sa modération et son bon sens. Est-ce que sa fille Catherine ne s’était pas avisée de découcher une nuit? Le lendemain matin, elle était rentrée si lasse, si malade de cette aventure, qu’elle n’avait pu se rendre à la fosse; et elle pleurait, elle racontait qu’il n’y avait point de sa faute, car c’était Chaval qui l’avait gardée, menaçant de la battre, si elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait l’empêcher de retourner dans le lit d’Etienne, où il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la Maheude, après avoir défendu à sa fille de revoir une pareille brute, parlait d’aller le gifler à Montsou. Mais ce n’en était pas moins une journée perdue, et la petite, maintenant qu’elle avait ce galant, aimait encore mieux ne pas en changer.

Deux jours après, il y eut une autre histoire. Le lundi et le mardi, Jeanlin que l’on croyait au Voreux, tranquillement à la besogne, s’échappa, tira une bordée dans les marais et dans la forêt de Vandame, avec Bébert et Lydie. Il les avait débauchés, jamais on ne sut à quelles rapines, à quels jeux d’enfants précoces ils s’étaient livrés tous les trois. Lui, reçut une forte correction, une fessée que sa mère lui appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du coron terrifiée. Avait-on jamais vu ça? des enfants à elle, qui coûtaient depuis leur naissance, qui devaient rapporter maintenant! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure jeunesse, la misère héréditaire faisant de chaque petit de la portée un gagne-pain pour plus tard.

Ce matin-là, lorsque les hommes et la fille partirent à la fosse, la Maheude se souleva de son lit pour dire à Jeanlin:

– Tu sais, si tu recommences, méchant bougre, je t’enlève la peau du derrière!

Au nouveau chantier de Maheu, le travail était pénible. Cette partie de la veine Filonnière s’amincissait, à ce point que les haveurs, écrasés entre le mur et le toit, s’écorchaient les coudes, dans l’abattage. En outre, elle devenait très humide, on redoutait d’heure en heure un coup d’eau, un de ces brusques torrents qui crèvent les roches et emportent les hommes. La veille, Etienne, comme il enfonçait violemment sa rivelaine et la retirait, avait reçu au visage le jet d’une source; mais ce n’était qu’une alerte, la taille en était restée simplement plus mouillée et plus malsaine. D’ailleurs, il ne songeait guère aux accidents possibles, il s’oubliait là maintenant avec les camarades, insoucieux du péril. On vivait dans le grisou, sans même en sentir la pesanteur sur les paupières, l’envoilement de toile d’araignée qu’il laissait aux cils. Parfois quand la flamme des lampes pâlissait et bleuissait davantage, on songeait à lui, un mineur mettait la tête contre la veine, pour écouter le petit bruit du gaz, un bruit de bulles d’air bouillonnant à chaque fente. Mais la menace continuelle étaient les éboulements: car, outre l’insuffisance des boisages, toujours bâclés trop vite, les terres ne tenaient pas, détrempées par les eaux.

Trois fois dans la journée, Maheu avait dû faire consolider les bois. Il était deux heures et demie, les hommes allaient remonter. Couché sur le flanc, Etienne achevait le havage d’un bloc, lorsqu’un lointain grondement ébranla toute la mine.

– Qu’est-ce donc? cria-t-il, en lâchant sa rivelaine pour écouter. Il avait cru que la galerie s’effondrait derrière son dos.

Mais déjà Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille, en disant:

– C’est un éboulement… Vite! vite!

Tous dégringolèrent, se précipitèrent, emportés par un élan de fraternité inquiète. Les lampes dansaient à leurs poings, dans le silence de mort qui s’était fait; ils couraient à la file le long des voies, l’échine pliée, comme s’ils eussent galopé à quatre pattes; et, sans ralentir ce galop, ils s’interrogeaient, jetaient des réponses brèves: où donc? dans les tailles peut-être? non, ça venait du bas! au roulage plutôt! Lorsqu’ils arrivèrent à la cheminée, ils s’y engouffrèrent, ils tombèrent les uns sur les autres, sans se soucier des meurtrissures.

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