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Une heure plus tard seulement, vers neuf heures, Etienne retraversa le coron, en se disant qu’il fallait manger et se coucher, s’il voulait être debout le matin à quatre heures. Le village dormait déjà, tout noir dans la nuit. Pas une lueur ne glissait des persiennes closes, les longues façades s’alignaient, avec le sommeil pesant des casernes qui ronflent. Seul, un chat se sauva au travers des jardins vides. C’était la fin de la journée, l’écrasement des travailleurs tombant de la table au lit, assommés de fatigue et de nourriture.

Chez Rasseneur, dans la salle éclairée, un machineur et deux ouvriers du jour buvaient des chopes. Mais, avant de rentrer, Etienne s’arrêta, jeta un dernier regard aux ténèbres. Il retrouvait la même immensité noire que le matin, lorsqu’il était arrivé par le grand vent. Devant lui, le Voreux s’accroupissait de son air de bête mauvaise, vague, piqué de quelques lueurs de lanterne. Les trois brasiers du terri brûlaient en l’air, pareils à des lunes sanglantes, détachant par instants les silhouettes démesurées du père Bonnemort et de son cheval jaune. Et, au-delà, dans la plaine rase, l’ombre avait tout submergé, Montsou, Marchiennes, la forêt de Vandame, la vaste mer de betteraves et de blé, où ne luisaient plus, comme des phares lointains, que les feux bleus des hauts fourneaux et les feux rouges des fours à coke. Peu à peu, la nuit se noyait, la pluie tombait maintenant, lente, continue, abîmant ce néant au fond de son ruissellement monotone; tandis qu’une seule voix s’entendait encore, la respiration grosse et lente de la machine d’épuisement, qui jour et nuit soufflait.

Troisième partie

I

Le lendemain, les jours suivants, Etienne reprit son travail à la fosse. Il s’accoutumait, son existence se réglait sur cette besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures au début. Une seule aventure coupa la monotonie de la première quinzaine, une fièvre éphémère qui le tint quarante-huit heures au lit, les membres brisés, la tête brûlante, rêvassant, dans un demi-délire, qu’il poussait sa berline au fond d’une voie trop étroite, où son corps ne pouvait passer. C’était simplement la courbature de l’apprentissage, un excès de fatigue dont il se remit tout de suite.

Et les jours succédaient aux jours, des semaines, des mois s’écoulèrent. Maintenant, comme les camarades, il se levait à trois heures, buvait le café, emportait la double tartine que Mme Rasseneur lui préparait dès la veille. Régulièrement, en se rendant le matin à la fosse, il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en sortant l’après-midi, il se croisait avec Bouteloup qui arrivait prendre sa tâche. Il avait le béguin, la culotte, la veste de toile, il grelottait et il se chauffait le dos à la baraque, devant le grand feu. Puis venait l’attente, pieds nus, à la recette, traversée de furieux courants d’air. Mais la machine, dont les gros membres d’acier, étoilés de cuivre, luisaient là-haut, dans l’ombre, ne le préoccupait plus, ni les câbles qui filaient d’une aile noire et muette d’oiseau nocturne, ni les cages émergeant et plongeant sans cesse, au milieu du vacarme des signaux, des ordres criés, des berlines ébranlant les dalles de fonte. Sa lampe brûlait mal, ce sacré lampiste n’avait pas dû la nettoyer; et il ne se dégourdissait que lorsque Mouquet les emballait tous, avec des claques de farceur qui sonnaient sur le derrière des filles. La cage se décrochait, tombait comme une pierre au fond d’un trou, sans qu’il tournât seulement la tête pour fuir le jour. Jamais il ne songeait à une chute possible, il se retrouvait chez lui à mesure qu’il descendait dans les ténèbres, sous la pluie battante. En bas, à l’accrochage, lorsque Pierron les avait déballés, de son air de douceur cafarde, c’était toujours le même piétinement de troupeau, les chantiers s’en allant chacun à sa taille, d’un pas traînard. Lui, désormais, connaissait les galeries de la mine mieux que les rues de Montsou, savait qu’il fallait tourner ici, se baisser plus loin, éviter ailleurs une flaque d’eau. Il avait pris une telle habitude de ces deux kilomètres sous terre, qu’il les aurait faits sans lampe, les mains dans les poches. Et, toutes les fois, les mêmes rencontres se produisaient, un porion éclairant au passage la face des ouvriers, le père Mouque amenant un cheval, Bébert conduisant Bataille qui s’ébrouait, Jeanlin courant derrière le train pour refermer les portes d’aérage, et la grosse Mouquette, et la maigre Lydie poussant leurs berlines.

A la longue, Etienne souffrait aussi beaucoup moins de l’humidité et de l’étouffement de la taille. La cheminée lui semblait très commode pour monter, comme s’il eût fondu et qu’il pût passer par des fentes, où il n’aurait point risqué une main jadis. Il respirait sans malaise les poussières du charbon, voyait clair dans la nuit, suait tranquille, fait à la sensation d’avoir du matin au soir ses vêtements trempés sur le corps. Du reste, il ne dépensait plus maladroitement ses forces, une adresse lui était venue, si rapide, qu’elle étonnait le chantier. Au bout de trois semaines, on le citait parmi les bons herscheurs de la fosse: pas un ne roulait sa berline jusqu’au plan incliné, d’un train plus vif, ni ne l’emballait ensuite, avec autant de correction. Sa petite taille lui permettait de se glisser partout, et ses bras avaient beau être fins et blancs comme ceux d’une femme, ils paraissaient en fer sous la peau délicate, tellement ils menaient rudement la besogne. Jamais il ne se plaignait, par fierté sans doute, même quand il râlait de fatigue. On ne lui reprochait que de ne pas comprendre la plaisanterie, tout de suite fâché, dès qu’on voulait taper sur lui. Au demeurant, il était accepté, regardé comme un vrai mineur, dans cet écrasement de l’habitude qui le réduisait un peu chaque jour à une fonction de machine.

Maheu surtout se prenait d’amitié pour Etienne, car il avait le respect de l’ouvrage bien fait. Puis, ainsi que les autres, il sentait que ce garçon avait une instruction supérieure à la sienne: il le voyait lire, écrire, dessiner des bouts de plan, il l’entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu’à l’existence. Cela ne l’étonnait pas, les bouilleurs sont de rudes hommes qui ont la tête plus dure que les machineurs; mais il était surpris du courage de ce petit-là, de la façon gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne pas crever de faim. C’était le premier ouvrier de rencontre qui s’acclimatait si promptement. Aussi, lorsque l’abattage pressait et qu’il ne voulait pas déranger un haveur, chargeait-il le jeune homme du boisage, certain de la propreté et de la solidité du travail. Les chefs le tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il craignait à chaque heure de voir apparaître l’ingénieur Négrel, suivi de Dansaert, criant, discutant, faisant tout recommencer; et il avait remarqué que le boisage de son herscheur satisfaisait ces messieurs davantage, malgré leurs airs de n’être jamais contents et de répéter que la Compagnie, un jour ou l’autre, prendrait une mesure radicale. Les choses traînaient, un sourd mécontentement fermentait dans la fosse, Maheu lui-même, si calme, finissait par fermer les poings.

Il y avait eu d’abord une rivalité entre Zacharie et Etienne. Un soir, ils s’étaient menacés d’une paire de gifles. Mais le premier, brave garçon et se moquant de ce qui n’était pas son plaisir, tout de suite apaisé par l’offre amicale d’une chope, avait dû s’incliner bientôt devant la supériorité du nouveau venu. Levaque, lui aussi, faisait bon visage maintenant, causait politique avec le herscheur, qui avait, disait-il, ses idées. Et, parmi les hommes du marchandage, celui-ci ne sentait plus une hostilité sourde que chez le grand Chaval, non pas qu’ils parussent se bouder, car ils étaient devenus camarades au contraire; seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux, avait repris son train de fille lasse et résignée, priant le dos, poussant sa berline, gentille toujours pour son compagnon de roulage qui l’aidait à son tour, soumise d’autre part aux volontés de son amant dont elle subissait ouvertement les caresses. C’était une situation acceptée, un ménage reconnu sur lequel la famille elle-même fermait les yeux, à ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse derrière le terri, puis la ramenait jusqu’à la porte de ses parents, où il l’embrassait une dernière fois, devant tout le coron. Etienne, qui croyait en avoir pris son parti, la taquinait souvent avec ces promenades, lâchant pour rire des mots crus, comme on en lâche entre garçons et filles, au fond des tailles; et elle répondait sur le même ton, disait par crânerie ce que son galant lui avait fait, troublée cependant et pâlissante, lorsque les yeux du jeune homme rencontraient les siens. Tous les deux détournaient la tête, restaient parfois une heure sans se parler, avec l’air de se haïr pour des choses enterrées en eux, et sur lesquelles ils ne s’expliquaient point.

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