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Pendant une heure, le Voreux resta ainsi, entamé, comme bombardé par une armée de barbares. On ne criait plus, le cercle élargi des spectateurs regardait. Sous les poutres en tas du criblage, on distinguait les culbuteurs fracassés, les trémies crevées et tordues. Mais c’était surtout à la recette que les débris s’accumulaient, au milieu de la pluie des briques, parmi des pans de murs entiers tombés en gravats. La charpente de fer qui portait les molettes avait fléchi, enfoncée à moitié dans la fosse; une cage était restée pendue, un bout de câble arraché flottait; puis, il y avait une bouillie de berlines, de dalles de fonte, d’échelles. Par un hasard, la lampisterie, demeurée intacte, montrait à gauche les rangées claires de ses petites lampes. Et, au fond de sa chambre éventrée, on apercevait la machine, assise carrément sur son massif de maçonnerie: les cuivres luisaient, les gros membres d’acier avaient un air de muscles indestructibles, l’énorme bielle, repliée en l’air, ressemblait au puissant genou d’un géant, couché et tranquille dans sa force.

M. Hennebeau, au bout de cette heure de répit, sentit l’espoir renaître. Le mouvement des terrains devait être terminé, on aurait la chance de sauver la machine et le reste des bâtiments. Mais il défendait toujours qu’on s’approchât, il voulait patienter une demi-heure encore. L’attente devint insupportable, l’espérance redoublait l’angoisse, tous les cœurs battaient. Une nuée sombre, grandie à l’horizon, hâtait le crépuscule, une tombée de jour sinistre sur cette épave des tempêtes de la terre. Depuis sept heures, on était là, sans remuer, sans manger.

Et, brusquement, comme les ingénieurs s’avançaient avec prudence, une suprême convulsion du sol les mit en fuite. Des détonations souterraines éclataient, toute une artillerie monstrueuse cartonnant le gouffre. A la surface, les dernières constructions se culbutaient, s’écrasaient. D’abord, une sorte de tourbillon emporta les débris du criblage et de la salle de recette. Le bâtiment des chaudières creva ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle carrée où râlait la pompe d’épuisement, qui tomba sur la face, ainsi qu’un homme fauché par un boulet. Et l’on vit alors une effrayante chose, on vit la machine, disloquée sur son massif, les membres écartelés, lutter contre la mort: elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou géante, comme pour se lever; mais elle expirait, broyée, engloutie. Seule, la haute cheminée de trente mètres restait debout, secouée, pareille à un mât dans l’ouragan. On croyait qu’elle allait s’émietter et voler en poudre, lorsque, tout d’un coup, elle s’enfonça d’un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu’un cierge colossal; et rien ne dépassait, pas même la pointe du paratonnerre. C’était fini, la bête mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de couler à l’abîme.

Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se cachant les yeux. L’épouvante roula des hommes comme un tas de feuilles sèches. On ne voulait pas crier, et on criait, la gorge enflée, les bras en l’air, devant l’immense trou qui s’était creusé. Ce cratère de volcan éteint, profond de quinze mètres, s’étendait de la route au canal, sur une largeur de quarante mètres au moins. Tout le carreau de la mine y avait suivi les bâtiments, les tréteaux gigantesques, les passerelles avec leurs rails, un train complet de berlines, trois wagons; sans compter la provision des bois, une futaie de perches coupées, avalées comme des pailles. Au fond, on ne distinguait plus qu’un gâchis de poutres, de briques, de fer, de plâtre, d’affreux restes pilés, enchevêtrés, salis, dans cet encagement de la catastrophe. Et le trou s’arrondissait, des gerçures partaient des bords, gagnaient au loin, à travers les champs. Une fente montait jusqu’au débit de Rasseneur, dont la façade avait craqué. Est-ce que le coron lui-même y passerait? jusqu’où devait-on fuir, pour être à l’abri, dans cette fin de jour abominable, sous cette nuée de plomb, qui elle aussi semblait vouloir écraser le monde?

Mais Négrel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait reculé, pleura. Le désastre n’était pas complet, une berge se rompit, et le canal se versa d’un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallée profonde. La mine buvait cette rivière, l’inondation maintenant submergeait les galeries pour des années. Bientôt, le cratère s’emplit, un lac d’eau boueuse occupa la place où était naguère le Voreux, pareil à ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. Un silence terrifié s’était fait, on n’entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre.

Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva. Il avait reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les têtes des misérables qui agonisaient au fond. Et il jeta sa dernière cigarette, il s’éloigna sans un regard en arrière, dans la nuit devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec l’ombre. C’était là-bas qu’il allait, à l’inconnu. Il allait, de son air tranquille, à l’extermination, partout où il y aurait de la dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes. Ce sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante entendra, sous elle, à chacun de ses pas, éclater le pavé des rues.

IV

Dans la nuit même qui avait suivi l’écroulement du Voreux, M. Hennebeau était parti pour Paris, voulant en personne renseigner les régisseurs, avant que les journaux pussent même donner la nouvelle. Et, quand il fut de retour, le lendemain, on le trouva très calme, avec son air de gérant correct. Il avait évidemment dégagé sa responsabilité, sa faveur ne parut pas décroître, au contraire le décret qui le nommait officier de la Légion d’honneur fut signé vingt-quatre heures après.

Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait sous le coup terrible. Ce n’étaient point les quelques millions perdus, c’était la blessure au flanc, la frayeur sourde et incessante du lendemain, en face de l’égorgement d’un de ses puits. Elle fut si frappée, qu’une fois encore elle sentit le besoin du silence. A quoi bon remuer cette abomination? Pourquoi, si l’on découvrait le bandit, faire un martyr, dont l’effroyable héroïsme détraquerait d’autres têtes, enfanterait toute une lignée d’incendiaires et d’assassins? D’ailleurs, elle ne soupçonna pas le vrai coupable, elle finissait par croire à une armée de complices, ne pouvant admettre qu’un seul homme eût trouvé l’audace et la force d’une telle besogne; et là, justement, était la pensée qui l’obsédait, cette pensée d’une menace désormais grandissante autour de ses fosses. Le directeur avait reçu l’ordre d’organiser un vaste système d’espionnage, puis de congédier un à un, sans bruit, les hommes dangereux, soupçonnés d’avoir trempé dans le crime. On se contenta de cette épuration, d’une haute prudence politique.

Il n’y eut qu’un renvoi immédiat, celui de Dansaert, le maître porion. Depuis le scandale chez la Pierronne, il était devenu impossible. Et l’on prétexta son attitude dans le danger, cette lâcheté du capitaine abandonnant ses hommes. D’autre part, c’était une avance discrète aux mineurs, qui l’exécraient.

Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpiré, et la Direction dut envoyer une note rectificative à un journal, pour démentir une version où l’on parlait d’un baril de poudre, allumé par les grévistes. Déjà, après une rapide enquête, le rapport de l’ingénieur du gouvernement concluait à une rupture naturelle du cuvelage, que le tassement des terrains aurait occasionnée; et la Compagnie avait préféré se taire et accepter le blâme d’un manque de surveillance. Dans la presse, à Paris, dès le troisième jour, la catastrophe était allée grossir les faits divers: on ne causait plus que des ouvriers agonisant au fond de la mine, on usait avidement les dépêches publiées chaque matin. A Montsou même, les bourgeois blêmissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux, une légende se formait, que les plus hardis tremblaient de se raconter à l’oreille. Tout le pays montrait aussi une grande pitié pour les victimes, des promenades s’organisaient à la fosse détruite, on y accourait en famille se donner l’horreur des décombres, pesant si lourd sur la tête des misérables ensevelis.

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