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Au jour, M. Hennebeau anxieux attendait Négrel.

– Eh bien! quoi? demanda-t-il.

Mais l’ingénieur, étranglé, ne parlait point. Il défaillait.

– Ce n’est pas possible, jamais on n’a vu ça… As-tu examiné?

Oui, il répondait de la tête, avec des regards défiants. Il refusait de s’expliquer en présence des quelques porions qui écoutaient, il emmena son oncle à dix mètres ne se jugea pas assez loin, recula encore; puis, très bas, à l’oreille, il lui dit enfin l’attentat, les planches trouées et sciées, la fosse saignée au cou et râlant. Devenu blême, le directeur baissait aussi la voix, dans le besoin instinctif qui fait le silence sur la monstruosité des grandes débauches et des grands crimes. Il était inutile d’avoir l’air de trembler devant les dix mille ouvriers de Montsou: plus tard, on verrait. Et tous deux continuaient à chuchoter, atterrés qu’un homme eût trouvé le courage de descendre, de se pendre au milieu du vide, de risquer sa vie vingt fois, pour cette effroyable besogne. Ils ne comprenaient même pas cette bravoure folle dans la destruction, ils refusaient de croire malgré l’évidence, comme on doute de ces histoires d’évasions célèbres, de ces prisonniers envolés par des fenêtres, à trente mètres du sol.

Lorsque M. Hennebeau se rapprocha des porions, un tic nerveux tirait son visage. Il eut un geste de désespoir, il donna l’ordre d’évacuer la fosse tout de suite. Ce fut une sortie lugubre d’enterrement, un abandon muet, avec des coups d’œil en arrière sur ces grands corps de briques, vides et encore debout, que rien désormais ne pouvait sauver.

Et, comme le directeur et l’ingénieur descendaient les derniers de la recette, la foule les accueillit de sa clameur, répétée obstinément.

– Les noms! les noms! dites les noms!

Maintenant, la Maheude était là, parmi les femmes. Elle se rappelait le bruit de la nuit, sa fille et le logeur avaient dû partir ensemble, ils se trouvaient pour sûr au fond; et, après avoir crié que c’était bien fait, qu’ils méritaient d’y rester, les sans-cœur, les lâches, elle était accourue, elle se tenait au premier rang, grelottante d’angoisse. D’ailleurs, elle n’osait plus douter, la discussion qui s’élevait autour d’elle sur les noms la renseignait. Oui, oui, Catherine y était, Etienne aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet des autres, l’accord ne se faisait toujours pas. Non, pas celui-ci, celui-là au contraire, peut-être Chaval, avec lequel pourtant un galibot jurait d’être remonté. La Levaque et la Pierronne, bien qu’elles n’eussent personne en péril, s’acharnaient, se lamentaient aussi fort que les autres. Sorti un des premiers, Zacharie, malgré son air de se moquer de tout, avait embrassé en pleurant sa femme et sa mère; et, demeuré près de celle-ci, il grelottait avec elle, montrant pour sa sœur un débordement inattendu de tendresse, refusant de la croire là-bas, tant que les chefs ne l’auraient pas constaté officiellement.

– Les noms! les noms! de grâce les noms!

Négrel, énervé, dit très haut aux surveillants:

– Mais faites-les donc taire! C’est à mourir de chagrin. Nous ne les savons pas, les noms.

Deux heures s’étaient passées déjà. Dans le premier effarement, personne n’avait songé à l’autre puits, au vieux puits de Réquillart. M. Hennebeau annonçait qu’on allait tenter le sauvetage de ce côté, lorsqu’une rumeur courut: cinq ouvriers justement venaient d’échapper à l’inondation, en remontant par les échelles pourries de l’ancien goyot hors d’usage; et l’on nommait le père Mouque, cela causait une surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le récit des cinq évadés redoublait les larmes: quinze camarades n’avaient pu les suivre, égarés, murés par des éboulements, et il n’était plus possible de les secourir, car il y avait déjà dix mètres de crue dans Réquillart. On connaissait tous les noms, l’air s’emplissait d’un gémissement de peuple égorgé.

– Faites-les donc taire! répéta Négrel furieux. Et qu’ils reculent! Oui, oui, à cent mètres! Il y a du danger, repoussez-les, repoussez-les.

Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils s’imaginaient d’autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des morts; et les porions durent leur expliquer que le puits allait manger la fosse. Cette idée les rendit muets de saisissement, ils finirent par se laisser refouler pas à pas; mais on fut obligé de doubler les gardiens qui les contenaient; car, malgré eux, comme attirés, ils revenaient toujours. Un millier de personnes se bousculaient sur la route, on accourait de tous les corons, de Montsou même. Et l’homme, en haut, sur le terri, l’homme blond, à la figure de fille, fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter la fosse de ses yeux clairs.

Alors, l’attente commença. Il était midi, personne n’avait mangé, et personne ne s’éloignait. Dans le ciel brumeux, d’un gris sale, passaient lentement des nuées couleur de rouille. Un gros chien, derrière la haie de Rasseneur, aboyait violemment, sans relâche, irrité du souffle vivant de la foule. Et cette foule, peu à peu, s’était répandue dans les terres voisines, avait fait le cercle autour de la fosse, à cent mètres. Au centre du grand vide, le Voreux se dressait. Plus une âme, plus un bruit, un désert; les fenêtres et les portes, restées ouvertes, montraient l’abandon intérieur; un chat rouge, oublié, flairant la menace de cette solitude, sauta d’un escalier et disparut. Sans doute les foyers des générateurs s’éteignaient à peine, car la haute cheminée de briques lâchait de légères fumées, sous les nuages sombres; tandis que la girouette du beffroi grinçait au vent, d’un petit cri aigre, la seule voix mélancolique de ces vastes bâtiments qui allaient mourir.

A deux heures, rien n’avait bougé. M. Hennebeau, Négrel, d’autres ingénieurs accourus, formaient un groupe de redingotes et de chapeaux noirs, en avant du monde; et eux non plus ne s’éloignaient pas, les jambes rompues de fatigue, fiévreux, malades d’assister impuissants à un pareil désastre, ne chuchotant que de rares paroles, comme au chevet d’un moribond. Le cuvelage supérieur devait achever de s’effondrer, on entendait de brusques retentissements, des bruits saccadés de chute profonde, auxquels succédaient de grands silences. C’était la plaie qui s’agrandissait toujours: l’éboulement, commencé par le bas, montait, se rapprochait de la surface. Une impatience nerveuse avait pris Négrel, il voulait voir, et il s’avançait déjà, seul dans ce vide effrayant, lorsqu’on s’était jeté à ses épaules. A quoi bon? il ne pouvait rien empêcher. Cependant, un mineur, un vieux, trompant la surveillance, galopa jusqu’à la baraque; mais il reparut tranquillement, il était allé chercher ses sabots.

Trois heures sonnèrent. Rien encore. Une averse avait trempé la foule, sans qu’elle reculât d’un pas. Le chien de Rasseneur s’était remis à aboyer. Et ce fut à trois heures vingt minutes seulement, qu’une première secousse ébranla la terre. Le Voreux en frémit, solide, toujours debout. Mais une seconde suivit aussitôt, et un long cri sortit des bouches ouvertes: le hangar goudronné du criblage, après avoir chancelé deux fois, venait de s’abattre avec un craquement terrible. Sous la pression énorme, les charpentes se rompaient et frottaient si fort, qu’il en jaillissait des gerbes d’étincelles. Dès ce moment, la terre ne cessa de trembler, les secousses se succédaient, des affaissements souterrains, des grondements de volcan en éruption. Au loin, le chien n’aboyait plus, il poussait des hurlements plaintifs, comme s’il eût annoncé les oscillations qu’il sentait venir; et les femmes, les enfants, tout ce peuple qui regardait ne pouvait retenir une clameur de détresse, à chacun de ces bonds qui les soulevaient. En moins de dix minutes, la toiture ardoisée du beffroi s’écroula, la salle de recette et la chambre de la machine se fendirent, se trouèrent d’une brèche considérable. Puis les bruits se turent, l’effondrement s’arrêta, il se fit de nouveau un grand silence.

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