– Non, laisse, ça doit être pour ma leçon.
Deneulin, lui aussi, s’était levé. Il regarda sortir la jeune fille, il demanda en souriant:
– Eh bien! et ce mariage avec le petit Négrel?
– Il n’y a rien de fait, dit Mme Grégoire. Une idée en l’air… Il faut réfléchir.
– Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je crois que le neveu et la tante… Ce qui me renverse, c’est que ce soit Mme Hennebeau qui se jette ainsi au cou de Cécile.
Mais M. Grégoire s’indigna. Une dame si distinguée, et de quatorze ans plus âgée que le jeune homme! C’était monstrueux, il n’aimait pas qu’on plaisantât sur des sujets pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit.
– Ce n’est pas encore ça, dit Cécile qui revenait. C’est cette femme avec ses deux enfants, tu sais, maman, la femme de mineur que nous avons rencontrée… Faut-il les faire entrer ici?
On hésita. Etaient-ils très sales? Non, pas trop, et ils laisseraient leurs sabots sur le perron. Déjà le père et la mère s’étaient allongés au fond des grands fauteuils. Ils y digéraient. La crainte de changer d’air acheva de les décider.
– Faites entrer, Honorine.
Alors, la Maheude et ses petits entrèrent, glacés, affamés, saisis d’un effarement peureux, en se voyant dans cette salle où il faisait si chaud, et qui sentait si bon la brioche.
II
Dans la chambre, restée close, les persiennes avaient laissé glisser peu à peu des barres grises de jour, dont l’éventail se déployait au plafond; et l’air enfermé s’alourdissait, tous continuaient leur somme de la nuit: Lénore et Henri aux bras l’un de l’autre, Alzire la tête renversée, appuyée sur sa bosse; tandis que le père Bonnemort, tenant à lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin, ronflait la bouche ouverte. Pas un souffle ne venait du cabinet, où la Maheude s’était rendormie en faisant téter Estelle, la gorge coulée de côté, sa fille en travers du ventre, gorgée de lait, assommée elle aussi, et s’étouffant dans la chair molle des seins.
Le coucou, en bas, sonna six heures. On entendit, le long des façades du coron, des bruits de portes, puis des claquements de sabots, sur le pavé des trottoirs: c’étaient les cribleuses qui s’en allaient à la fosse. Et le silence retomba jusqu’à sept heures. Alors, des persiennes se rabattirent, des bâillements et des toux vinrent à travers les murs. Longtemps, un moulin à café grinça, sans que personne s’éveillât encore dans la chambre.
Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements, au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut conscience de l’heure, elle courut pieds nus secouer sa mère.
– Maman! maman! il est tard. Toi qui as une course… Prends garde! tu vas écraser Estelle.
Et elle sauva l’enfant, à demi étouffée sous la coulée énorme des seins.
– Sacré bon sort! bégayait la Maheude, en se frottant les yeux, on est si échiné qu’on dormirait tout le jour… Habille Lénore et Henri, je les emmène; et tu garderas Estelle, je ne veux pas la traîner, crainte quelle ne prenne du mal, par ce temps de chien.
Elle se lavait à la hâte, elle passa un vieux jupon bleu, son plus propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait posé deux pièces la veille.
– Et de la soupe, sacré bon sort! murmura-t-elle de nouveau.
Pendant que sa mère descendait, bousculant tout, Alzire retourna dans la chambre, ou elle emporta Estelle qui s’était mise à hurler. Mais elle était habituée aux rages de la petite, elle avait, à huit ans, des ruses tendres de femme, pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la coucha dans son lit encore chaud, elle la rendormit en lui donnant à sucer un doigt. Il était temps, car un autre vacarme éclatait; et elle dut mettre aussitôt la paix entre Lénore et Henri, qui s’éveillaient enfin. Ces enfants ne s’entendaient guère, ne se prenaient gentiment au cou que lorsqu’ils dormaient. La fille, âgée de six ans, tombait dès son lever sur le garçon, son cadet de deux années, qui recevait les gifles sans les rendre. Tous deux avaient la même tête trop grosse et comme soufflée, ébouriffée de cheveux jaunes. Il fallut qu’Alzire tirât sa sœur par les jambes, en la menaçant de lui enlever la peau du derrière. Puis, ce furent des trépignements pour le débarbouillage, et à chaque vêtement qu’elle leur passait. On évitait d’ouvrir les persiennes, afin de ne pas troubler le sommeil du père Bonnemort. Il continuait à ronfler, dans l’affreux charivari des enfants.
– C’est prêt! y êtes-vous, là-haut? cria la Maheude.
Elle avait rabattu les volets, secoué le feu, remis du charbon. Son espoir était que le vieux n’eût pas englouti toute la soupe. Mais elle trouva le poêlon torché, elle fit cuire une poignée de vermicelle, qu’elle tenait en réserve depuis trois jours. On l’avalerait à l’eau, sans beurre; il ne devait rien rester de la lichette de la veille; et elle fut surprise de voir que Catherine, en préparant les briquets, avait fait le miracle d’en laisser gros comme une noix. Seulement, cette fois, le buffet était bien vide: rien, pas une croûte, pas un fond de provision, pas un os à ronger. Qu’allaient-ils devenir, si Maigrat s’entêtait à leur couper le crédit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient pas cent sous? Quand les hommes et la fille reviendraient de la fosse, il faudrait pourtant manger; car on n’avait pas encore inventé de vivre sans manger, malheureusement.
– Descendez-vous, à la fin! cria-t-elle en se fâchant. Je devrais être partie.
Lorsque Alzire et les enfants furent là, elle partagea le vermicelle dans trois petites assiettes. Elle, disait-elle, n’avait pas faim. Bien que Catherine eût déjà passé de l’eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois et avala deux grandes chopes d’un café tellement clair, qu’il ressemblait à de l’eau de rouille. Ça la soutiendrait tout de même.
– Ecoute, répétait-elle à Alzire, tu laisseras dormir ton grand-père, tu veilleras bien à ce que Estelle ne se casse pas la tête, et si elle se réveillait, si elle gueulait trop, tiens! voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en donnerais des cuillerées… Je sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas.
– Et l’école, maman?
– L’école, eh bien! ce sera pour un autre jour… J’ai besoin de toi.
– Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard?
– La soupe, la soupe… Non, attends-moi.
Alzire, d’une intelligence précoce de fillette infirme, savait très bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n’insista point. Maintenant, le coron entier était réveillé, des bandes d’enfants s’en allaient à l’école, avec le bruit traînard de leurs galoches. Huit heures sonnèrent, un murmure croissant de bavardages montait à gauche, chez la Levaque. La journée des femmes commençait, autour des cafetières, les poings sur les hanches, les langues tournant sans repos, comme les meules d’un moulin. Une tête flétrie, aux grosses lèvres, au nez écrasé, vint s’appuyer contre une vitre de la fenêtre, en criant: