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M. Hennebeau ne se fâcha point. Il eut même un sourire.

– Ah! dame! cela se complique, du moment où vous n’avez pas confiance en moi… Il faut aller là-bas.

Les délégués avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenêtres. Où était-ce, là-bas? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain terrifiant, dans une contrée inaccessible et religieuse, où trônait le dieu inconnu, accroupi au fond de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait, c’était cette force qu’il avait derrière lui, cachée et rendant des oracles.

Un découragement les accabla, Etienne lui-même eut un haussement d’épaules pour leur dire que le mieux était de s’en aller; tandis que M. Hennebeau tapait amicalement sur le bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles de Jeanlin.

– En voilà une rude leçon cependant, et c’est vous qui défendez les mauvais boisages!… Vous réfléchirez, mes amis, vous comprendrez qu’une grève serait un désastre pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de faim: comment ferez-vous?… Je compte sur votre sagesse d’ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi au plus tard.

Tous partaient, quittaient le salon dans un piétinement de troupeau, le dos arrondi, sans répondre un mot à cet espoir de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut obligé de résumer l’entretien: la Compagnie d’un côté avec son nouveau tarif, les ouvriers de l’autre avec leur demande d’une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prévenir que leurs conditions seraient certainement repoussées par la Régie.

– Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il, inquiet de leur silence.

Dans le vestibule, Pierron salua très bas, pendant que Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Etienne, de nouveau, le toucha du coude. Et tous s’en allèrent, au milieu de ce silence menaçant. La porte seule retomba, à grand bruit.

Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle à manger, il retrouva ses convives immobiles et muets, devant les liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le visage acheva de s’assombrir. Puis, tandis qu’il buvait son café froid, on tâcha de parler d’autre chose. Mais les Grégoire eux-mêmes revinrent à la grève, étonnés qu’il n’y eût pas des lois pour défendre aux ouvriers de quitter leur travail. Paul rassurait Cécile, affirmait qu’on attendait les gendarmes.

Enfin, Mme Hennebeau appela le domestique.

– Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fenêtres et donnez de l’air.

III

Quinze jours s’étaient écoulés; et, le lundi de la troisième semaine, les feuilles de présence, envoyées à la Direction, indiquèrent une diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers descendus. Ce matin-là, on comptait sur la reprise du travail; mais l’obstination de la Régie à ne pas céder exaspérait les mineurs. Le Voreux, Crèvecœur, Mirou, Madeleine n’étaient plus les seuls qui chômaient; à la Victoire et à Feutry-Cantel, la descente comptait à peine maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-même se trouvait atteint. Peu à peu, la grève devenait générale.

Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C’était l’usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers, où dort le travail. Dans le ciel gris de décembre, le long des hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubliées avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les jambes maigres des tréteaux, le stock de charbon s’épuisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la provision des bois pourrissait sous les averses. A l’embarcadère du canal, il était resté une péniche à moitié chargée, comme assoupie dans l’eau trouble; et, sur le terri désert, dont les sulfures décomposés fumaient malgré la pluie, une charrette dressait mélancoliquement ses brancards. Mais les bâtiments surtout s’engourdissaient, le criblage aux persiennes closes, le beffroi où ne montaient plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie des générateurs, et la cheminée géante trop large pour les rares fumées. On ne chauffait la machine d’extraction que le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus ouvriers, veillant aux désastres qui endommagent les voies, dès qu’on cesse de les entretenir; puis, à partir de neuf heures, le reste du service se faisait par les échelles. Et, au-dessus de cette mort des bâtiments ensevelis dans leur drap de poussière noire, il n’y avait toujours que l’échappement de la pompe soufflant son haleine grosse et longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient détruite, si le souffle s’était arrêté.

En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. Le préfet de Lille était accouru, des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le calme des grévistes, préfet et gendarmes s’étaient décidés à rentrer chez eux. Jamais le coron n’avait donné un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour éviter d’aller au cabaret, dormaient la journée entière; les femmes, en se rationnant de café, devenaient raisonnables, moins enragées de bavardages et de querelles; et jusqu’aux bandes d’enfants qui avaient l’air de comprendre, d’une telle sagesse, qu’elles couraient pieds nus et se giflaient sans bruit.

C’était le mot d’ordre, répété, circulant de bouche en bouche: on voulait être sage.

Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des Maheu. Etienne, à titre de secrétaire, y avait partagé les trois mille francs de la caisse de prévoyance, entre les familles nécessiteuses; ensuite, de divers côtés, étaient arrivées quelques centaines de francs, produites par des souscriptions et des quêtes. Mais, aujourd’hui, toutes les ressources s’épuisaient, les mineurs n’avaient plus d’argent pour soutenir la grève, et la faim était là, menaçante. Maigrat, après avoir promis un crédit d’une quinzaine, s’était brusquement ravisé au bout de huit jours, coupant les vivres. D’habitude, il prenait les ordres de la Compagnie; peut-être celle-ci désirait-elle en finir tout de suite, en affamant les corons. Il agissait d’ailleurs en tyran capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il fermait surtout sa porte à la Maheude, plein de rancune, voulant la punir de ce qu’il n’avait pas eu Catherine. Pour comble de misère, il gelait très fort, les femmes voyaient diminuer leur tas de charbon, avec la pensée inquiète qu’on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les hommes ne redescendraient pas. Ce n’était point assez de crever de faim, on allait aussi crever de froid.

Chez les Maheu, déjà tout manquait. Les Levaque mangeaient encore, sur une pièce de vingt francs prêtée par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de l’argent; mais, pour paraître aussi affamés que les autres, dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient à crédit chez Maigrat, qui aurait jeté son magasin à la Pierronne, si elle avait tendu sa jupe. Dès le samedi, beaucoup de familles s’étaient couchées sans souper. Et, en face des jours terribles qui commençaient, pas une plainte ne se faisait entendre, tous obéissaient au mot d’ordre, avec un tranquille courage.

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