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– Qu’ont-elles donc au bout de ce bâton? demanda Cécile, qui s’était enhardie jusqu’à regarder.

Lucie et Jeanne déclarèrent que ce devait être une peau de lapin.

– Non, non, murmura Mme Hennebeau, ils auront pillé la charcuterie, on dirait un débris de porc.

A ce moment, elle tressaillit et elle se tut. Mme Grégoire lui avait donné un coup de genou. Toutes deux restèrent béantes. Ces demoiselles, très pâles, ne questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette vision rouge, au fond des ténèbres.

Etienne de nouveau brandit la hache. Mais le malaise ne se dissipait pas, ce cadavre à présent barrait la route et protégeait la boutique. Beaucoup avaient reculé. C’était comme un assouvissement qui les apaisait tous. Maheu demeurait sombre, lorsqu’il entendit une voix lui dire à l’oreille de se sauver. Il se retourna, il reconnut Catherine, toujours dans son vieux paletot d’homme, noire, haletante. D’un geste, il la repoussa. Il ne voulait pas l’écouter, il menaçait de la battre. Alors, elle eut un geste de désespoir, elle hésita, puis courut vers Etienne.

– Sauve-toi, sauve-toi, voilà les gendarmes!

Lui aussi la chassait, l’injuriait, en sentant remonter à ses joues le sang des gifles qu’il avait reçues. Mais elle ne se rebutait pas, elle l’obligeait à jeter la hache, elle l’entraînait par les deux bras, avec une force irrésistible.

– Quand je te dis que voilà les gendarmes!… Ecoute-moi donc. C’est Chaval qui est allé les chercher et qui les amène, si tu veux savoir. Moi, ça m’a dégoûtée, je suis venue… Sauve-toi, je ne veux pas qu’on te prenne.

Et Catherine l’emmena, à l’instant où un lourd galop ébranlait au loin le pavé. Tout de suite, un cri éclata: " Les gendarmes! les gendarmes! " Ce fut une débâcle, un sauve-qui-peut si éperdu, qu’en deux minutes la route se trouva libre, absolument nette, comme balayée par un ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache d’ombre sur la terre blanche. Devant l’estaminet Tison, il n’était resté que Rasseneur, qui, soulagé, la face ouverte, applaudissait à la facile victoire des sabres; tandis que, dans Montsou désert, éteint, dans le silence des façades closes, les bourgeois, la sueur à la peau, n’osant risquer un œil, claquaient des dents. La plaine se noyait sous l’épaisse nuit, il n’y avait plus que les hauts fourneaux et les fours à coke incendiés au fond du ciel tragique. Pesamment, le galop des gendarmes approchait, ils débouchèrent sans qu’on les distinguât, en une masse sombre. Et, derrière eux, confiée à leur garde, la voiture du pâtissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d’où sauta un marmiton, qui se mit d’un air tranquille à déballer les croûtes des vol-au-vent.

Sixième partie

I

La première quinzaine de février s’écoula encore, un froid noir prolongeait le dur hiver, sans pitié des misérables. De nouveau, les autorités avaient battu les routes: le préfet de Lille, un procureur, un général. Et les gendarmes n’avaient pas suffi, de la troupe était venue occuper Montsou, tout un régiment, dont les hommes campaient de Beaugnies à Marchiennes. Des postes armés gardaient les puits, il y avait des soldats devant chaque machine. L’hôtel du directeur, les Chantiers de la Compagnie, jusqu’aux maisons de certains bourgeois, s’étaient hérissés des baïonnettes. On n’entendait plus, le long du pavé, que le passage lent des patrouilles. Sur le terri du Voreux, continuellement, une sentinelle restait plantée, comme une vigie au-dessus de la plaine rase, dans le coup de vent glacé qui soufflait là-haut; et, toutes les deux heures, ainsi qu’en pays ennemi, retentissaient les cris de faction.

– Qui vive?… Avancez au mot de ralliement!

Le travail n’avait repris nulle part. Au contraire, la grève s’était aggravée: Crèvecœur, Mirou, Madeleine arrêtaient l’extraction, comme le Voreux; Feutry-Cantel et la Victoire perdaient de leur monde chaque matin; à Saint-Thomas, jusque-là indemne, des hommes manquaient. C’était maintenant une obstination muette, en face de ce déploiement de force, dont s’exaspérait l’orgueil des mineurs. Les corons semblaient déserts, au milieu des champs de betteraves. Pas un ouvrier ne bougeait, à peine en rencontrait-on un par hasard, isolé, le regard oblique, baissant la tête devant les pantalons rouges. Et, sous cette grande paix morne, dans cet entêtement passif, se butant contre les fusils, il y avait la douceur menteuse, l’obéissance forcée et patiente des fauves en cage, les yeux sur le dompteur, prêts à lui manger la nuque, s’il tournait le dos. La Compagnie, que cette mort du travail ruinait, parlait d’embaucher des mineurs du Borinage, à la frontière belge; mais elle n’osait point; de sorte que la bataille en restait là, entre les charbonniers qui s’enfermaient chez eux, et les fosses mortes, gardées par la troupe.

Dès le lendemain de la journée terrible, cette paix s’était produite, d’un coup, cachant une panique telle, qu’on faisait le plus de silence possible sur les dégâts et les atrocités. L’enquête ouverte établissait que Maigrat était mort de sa chute, et l’affreuse mutilation du cadavre demeurait vague, entourée déjà d’une légende. De son côté, la Compagnie n’avouait pas les dommages soufferts, pas plus que les Grégoire ne se souciaient de compromettre leur fille dans le scandale d’un procès, où elle devrait témoigner. Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu, des comparses comme toujours, imbéciles et ahuris, ne sachant rien. Par erreur, Pierron était allé, les menottes aux poignets, jusqu’à Marchiennes, ce dont les camarades riaient encore. Rasseneur, également, avait failli être emmené entre deux gendarmes. On se contentait, à la Direction, de dresser des listes de renvoi, on rendait les livrets en masse: Maheu avait reçu le sien, Levaque aussi, de même que trente-quatre de leurs camarades, au seul coron des Deux-Cent-Quarante. Et toute la sévérité retombait sur Etienne, disparu depuis le soir de la bagarre, et qu’on cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace. Chaval, dans sa haine, l’avait dénoncé, en refusant de nommer les autres, supplié par Catherine qui voulait sauver ses parents. Les jours se passaient, on sentait que rien n’était fini, on attendait la fin, la poitrine oppressée d’un malaise.

A Montsou, dès lors, les bourgeois s’éveillèrent en sursaut chaque nuit, les oreilles bourdonnantes d’un tocsin imaginaire, les narines hantées d’une puanteur de poudre. Mais ce qui acheva de leur fêler le crâne, ce fut un prône de leur nouveau curé, l’abbé Ranvier, ce prêtre maigre aux yeux de braise rouge, qui succédait à l’abbé Joire. Comme on était loin de la discrétion souriante de celui-ci, de son unique soin d’homme gras et doux à vivre en paix avec tout le monde! Est-ce que l’abbé Ranvier ne s’était pas permis de prendre la défense des abominables brigands en train de déshonorer la région? Il trouvait des excuses aux scélératesses des grévistes, il attaquait violemment la bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les responsabilités. C’était la bourgeoisie qui, en dépossédant l’Eglise de ses libertés antiques pour en mésuser elle-même, avait fait de ce monde un lieu maudit d’injustice et de souffrance; c’était elle qui prolongeait les malentendus, qui poussait à une catastrophe effroyable, par son athéisme, par son refus d’en revenir aux croyances, aux traditions fraternelles des premiers chrétiens. Et il avait osé menacer les riches, il les avait avertis que, s’ils s’entêtaient davantage à ne pas écouter la voix de Dieu, sûrement Dieu se mettrait du côté des pauvres: il reprendrait leurs fortunes aux jouisseurs incrédules, il les distribuerait aux humbles de la terre, pour le triomphe de sa gloire. Les dévotes en tremblaient, le notaire déclarait qu’il y avait là du pire socialisme, tous voyaient le curé à la tête d’une bande, brandissant une croix, démolissant la société bourgeoise de 89, à grands coups.

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