M. Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un haussement d’épaules:
– S’il nous ennuie trop, l’évêque nous en débarrassera.
Et, pendant que la panique soufflait ainsi d’un bout à l’autre de la plaine, Etienne habitait sous terre, au fond de Réquillart, le terrier à Jeanlin. C’était là qu’il se cachait, personne ne le croyait si proche, l’audace tranquille de ce refuge, dans la mine même, dans cette voie abandonnée du vieux puits, avait déjoué les recherches. En haut, les prunelliers et les aubépines, poussés parmi les charpentes abattues du beffroi, bouchaient le trou; on ne s’y risquait plus, il fallait connaître la manœuvre, se prendre aux racines du sorbier, se laisser tomber sans peur, pour atteindre les échelons solides encore; et d’autres obstacles le protégeaient, la chaleur suffocante du goyot, cent vingt mètres d’une descente dangereuse, puis le pénible glissement à plat ventre, d’un quart de lieue, entre les parois resserrées de la galerie, avant de découvrir la caverne scélérate, emplie de rapines. Il y vivait au milieu de l’abondance, il y avait trouvé du genièvre, le reste de la morue sèche, des provisions de toutes sortes. Le grand lit de foin était excellent, on ne sentait pas un courant d’air, dans cette température égale, d’une tiédeur de bain. Seule, la lumière menaçait de manquer. Jeanlin qui s’était fait son pourvoyeur, avec une prudence et une discrétion de sauvage ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait jusqu’à de la pommade, mais ne pouvait arriver à mettre la main sur un paquet de chandelles.
Dès le cinquième jour, Etienne n’alluma plus que pour manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu’il les avalait dans la nuit. Cette nuit interminable, complète, toujours du même noir, était sa grande souffrance. Il avait beau dormir en sûreté, être pourvu de pain, avoir chaud, jamais la nuit n’avait pesé si lourdement à son crâne. Elle lui semblait être comme l’écrasement même de ses pensées. Maintenant, voilà qu’il vivait de vols! Malgré ses théories communistes, les vieux scrupules d’éducation se soulevaient, il se contentait de pain sec, rognait sa portion. Mais comment faire? il fallait bien vivre, sa tâche n’était pas remplie. Une autre honte l’accablait, le remords de cette ivresse sauvage, du genièvre bu dans le grand froid, l’estomac vide, et qui l’avait jeté sur Chaval, armé d’un couteau. Cela remuait en lui tout un inconnu d’épouvante, le mal héréditaire, la longue hérédité de saoulerie, ne tolérant plus une goutte d’alcool sans tomber à la fureur homicide. Finirait-il donc en assassin? Lorsqu’il s’était trouvé à l’abri, dans ce calme profond de la terre, pris d’une satiété de violence, il avait dormi deux jours d’un sommeil de brute, gorgée, assommée; et l’écœurement persistait, il vivait moulu, la bouche amère, la tête malade, comme à la suite de quelque terrible noce. Une semaine s’écoula; les Maheu, avertis, ne purent envoyer une chandelle: il fallut renoncer à voir clair, même pour manger.
Maintenant, durant des heures, Etienne demeurait allongé sur son foin. Des idées vagues le travaillaient, qu’il ne croyait pas avoir. C’était une sensation de supériorité qui le mettait à part des camarades, une exaltation de sa personne, à mesure qu’il s’instruisait. Jamais il n’avait tant réfléchi, il se demandait pourquoi son dégoût, le lendemain de la furieuse course au travers des fosses; et il n’osait se répondre, des souvenirs le répugnaient, la bassesse des convoitises, la grossièreté des instincts, l’odeur de toute cette misère secouée au vent. Malgré le tourment des ténèbres, il en arrivait à redouter l’heure où il rentrerait au coron. Quelle nausée, ces misérables en tas, vivant au baquet commun! Pas un avec qui causer politique sérieusement, une existence de bétail, toujours le même air empesté d’oignon où l’on étouffait! Il voulait leur élargir le ciel, les élever au bien-être et aux bonnes manières de la bourgeoisie, en faisant d’eux les maîtres; mais comme ce serait long! et il ne se sentait plus le courage d’attendre la victoire, dans ce bagne de la faim. Lentement, sa vanité d’être leur chef, sa préoccupation constante de penser à leur place le dégageaient, lui soufflaient l’âme d’un de ces bourgeois qu’il exécrait.
Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, volé dans la lanterne d’un roulier; et ce fut un grand soulagement pour Etienne. Lorsque les ténèbres finissaient par l’hébéter, par lui peser sur le crâne à le rendre fou, il allumait un instant; puis, dès qu’il avait chassé le cauchemar, il éteignait, avare de cette clarté nécessaire à sa vie, autant que le pain. Le silence bourdonnait à ses oreilles, il n’entendait que la fuite d’une bande de rats, le craquement des vieux boisages, le petit bruit d’une araignée filant sa toile. Et les yeux ouverts dans ce néant tiède, il retournait à son idée fixe, à ce que les camarades faisaient là-haut. Une défection de sa part lui aurait paru la dernière des lâchetés. S’il se cachait ainsi, c’était pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses longues songeries avaient fixé son ambition: en attendant mieux, il aurait voulu être Pluchart, lâcher le travail, travailler uniquement à la politique, mais seul, dans une chambre propre, sous le prétexte que les travaux de tête absorbent la vie entière et demandent beaucoup de calme.
Au commencement de la seconde semaine, l’enfant lui ayant dit que les gendarmes le croyaient passé en Belgique, Etienne osa sortir de son trou, dès la nuit tombée. Il désirait se rendre compte de la situation, voir si l’on devait s’entêter davantage. Lui, pensait la partie compromise; avant la grève, il doutait du résultat, il avait simplement cédé aux faits; et, maintenant, après s’être grisé de rébellion, il revenait à ce premier doute, désespérant de faire céder la Compagnie. Mais il ne se l’avouait pas encore, une angoisse le torturait, lorsqu’il songeait aux misères de la défaite, à toute cette lourde responsabilité de souffrance qui pèserait sur lui. La fin de la grève, n’était-ce pas la fin de son rôle, son ambition par terre, son existence retombant à l’abrutissement de la mine et aux dégoûts du coron? Et, honnêtement, sans bas calculs de mensonge, il s’efforçait de retrouver sa foi, de se prouver que la résistance restait possible, que le capital allait se détruire lui-même, devant l’héroïque suicide du travail.
C’était en effet, dans le pays entier, un long retentissement de ruines. La nuit, lorsqu’il errait par la campagne noire, ainsi qu’un loup hors de son bois, il croyait entendre les effondrements des faillites, d’un bout de la plaine à l’autre. Il ne longeait plus, au bord des chemins, que des usines fermées, mortes, dont les bâtiments pourrissaient sous le ciel blafard. Les sucreries surtout avaient souffert; la sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, après avoir réduit le nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour à tour. A la minoterie Dutilleul, la dernière meule s’était arrêtée le deuxième samedi du mois, et la corderie Bleuze pour les câbles de mine se trouvait définitivement tuée par le chômage. Du côté de Marchiennes, la situation s’aggravait chaque jour: tous les feux éteints à la verrerie Gagebois, des renvois continuels aux ateliers de construction Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges allumé, pas une batterie des fours à coke ne brûlant à l’horizon. La grève des charbonniers de Montsou, née de la crise industrielle qui empirait depuis deux ans, l’avait accrue, en précipitant la débâcle. Aux causes de souffrance, l’arrêt des commandes de l’Amérique, l’engorgement des capitaux immobilisés dans un excès de production, se joignait maintenant le manque imprévu de la houille, pour les quelques chaudières qui chauffaient encore; et, là, était l’agonie suprême, ce pain des machines que les puits ne fournissaient plus. Effrayée devant le malaise général, la Compagnie, en diminuant son extraction et en affamant ses mineurs, s’était fatalement trouvée, dès la fin de décembre, sans un morceau de charbon sur le carreau de ses fosses. Tout se tenait, le fléau soufflait de loin, une chute en entraînait une autre, les industries se culbutaient en s’écrasant, dans une série si rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient jusqu’au fond des cités voisines, Lille, Douai, Valenciennes, où les banquiers en fuite ruinaient des familles.