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Au jour, Dansaert, en débarquant, aperçut Négrel qui accourait. Mme Hennebeau, par une fatalité, l’avait, ce matin-là, au saut du lit, retenu à feuilleter des catalogues, pour l’achat de la corbeille. Il était dix heures.

– Eh bien! qu’arrive-t-il donc? cria-t-il de loin.

– La fosse est perdue, répondit le maître porion.

Et il conta la catastrophe, en bégayant, tandis que l’ingénieur, incrédule, haussait les épaules: allons donc! est-ce qu’un cuvelage se démolissait comme ça? On exagérait, il fallait voir.

– Personne n’est resté au fond, n’est-ce pas?

Dansaert se troublait. Non, personne. Il l’espérait du moins. Pourtant, des ouvriers avaient pu s’attarder.

– Mais, nom d’un chien! dit Négrel, pourquoi êtes-vous sorti, alors? Est-ce qu’on lâche ses hommes!

Tout de suite, il donna l’ordre de compter les lampes. Le matin, on en avait distribué trois cent vingt-deux; et l’on n’en retrouvait que deux cent cinquante-cinq; seulement, plusieurs ouvriers avouaient que la leur était restée là-bas, tombée de leur main, dans les bousculades de la panique. On tâcha de procéder à un appel, il fut impossible d’établir un nombre exact: des mineurs s’étaient sauvés, d’autres n’entendaient plus leur nom. Personne ne tombait d’accord sur les camarades manquants. Ils étaient peut-être vingt, peut-être quarante. Et, seule, une certitude se faisait pour l’ingénieur: il y avait des hommes au fond, on distinguait leur hurlement, dans le bruit des eaux, à travers les charpentes écroulées, lorsqu’on se penchait à la bouche du puits.

Le premier soin de Négrel fut d’envoyer chercher M. Hennebeau et de vouloir fermer la fosse. Mais il était déjà trop tard, les charbonniers qui avaient galopé au coron des Deux-Cent-Quarante, comme poursuivis par les craquements du cuvelage, venaient d’épouvanter les familles; et des bandes de femmes, des vieux, des petits, dévalaient en courant, secoués de cris et de sanglots. Il fallut les repousser, un cordon de surveillants fut chargé de les maintenir, car ils auraient gêné les manœuvres. Beaucoup des ouvriers remontés du puits demeuraient là, stupides, sans penser à changer de vêtements, retenus par une fascination de la peur, en face de ce trou effrayant où ils avaient failli rester. Les femmes, éperdues autour d’eux, les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms. Est-ce que celui-ci en était? et celui-là? et cet autre? Ils ne savaient pas, ils balbutiaient, ils avaient de grands frissons et des gestes de fous, des gestes qui écartaient une vision abominable, toujours présente. La foule augmentait rapidement, une lamentation montait des routes. Et, là-haut, sur le terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait, assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne s’était pas éloigné, et qui regardait.

– Les noms! les noms! criaient les femmes, d’une voix étranglée de larmes.

Négrel parut un instant, jeta ces mots:

– Dès que nous saurons les noms nous les ferons connaître. Mais rien n’est perdu, tout le monde sera sauvé… Je descends.

Alors, muette d’angoisse, la foule attendit. En effet, avec une bravoure tranquille, l’ingénieur s’apprêtait à descendre. Il avait fait décrocher la cage, en donnant l’ordre de la remplacer, au bout du câble, par un cuffat; et, comme il se doutait que l’eau éteindrait sa lampe, il commanda d’en attacher une autre sous le cuffat, qui la protégerait.

Des porions, tremblants, la face blanche et décomposée, aidaient à ces préparatifs.

– Vous descendez avec moi, Dansaert, dit Négrel d’une voix brève.

Puis, quand il les vit tous sans courage, quand il vit le maître porion chanceler, ivre d’épouvante, il l’écarta d’un geste de mépris.

– Non, vous m’embarrasseriez… J’aime mieux être seul.

Déjà, il était dans l’étroit baquet, qui vacillait à l’extrémité du câble; et, tenant d’une main sa lampe, serrant de l’autre la corde du signal, il criait lui-même au machineur:

– Doucement!

La machine mit en branle les bobines, Négrel disparut dans le gouffre, d’où montait le hurlement des misérables.

En haut, rien n’avait bougé. Il constata le bon état du cuvelage supérieur. Balancé au milieu du puits, il virait, il éclairait les parois: les fuites, entre les joints, étaient si peu abondantes, que sa lampe n’en souffrait pas. Mais, à trois cents mètres, lorsqu’il arriva au cuvelage inférieur, elle s’éteignit selon ses prévisions, un jaillissement avait empli le cuffat. Dès lors, il n’eut plus pour y voir que la lampe pendue, qui le précédait dans les ténèbres. Et, malgré sa témérité, un frisson le pâlit, en face de l’horreur du désastre. Quelques pièces de bois restaient seules, les autres s’étaient effondrées avec leurs cadres; derrière, d’énormes cavités se creusaient, les sables jaunes, d’une finesse de farine, coulaient par masses considérables; tandis que les eaux du Torrent, de cette mer souterraine aux tempêtes et aux naufrages ignorés, s’épanchaient en un dégorgement d’écluse. Il descendit encore, perdu au centre de ces vides qui augmentaient sans cesse, battu et tournoyant sous la trombe des sources, si mal éclairé par l’étoile rouge de la lampe, filant en bas, qu’il croyait distinguer des rues, des carrefours de ville détruite, très loin, dans le jeu des grandes ombres mouvantes. Aucun travail humain n’était plus possible. Il ne gardait qu’un espoir, celui de tenter le sauvetage des hommes en péril. A mesure qu’il s’enfonçait, il entendait grandir le hurlement; et il lui fallut s’arrêter, un obstacle infranchissable barrait le puits, un amas de charpentes, les madriers rompus des guides, les cloisons fendues des goyots, s’enchevêtrant avec les guidonnages arrachés de la pompe. Comme il regardait longuement, le cœur serré, le hurlement cessa tout d’un coup. Sans doute, devant la crue rapide, les misérables venaient de fuir dans les galeries, si le flot ne leur avait pas déjà empli la bouche.

Négrel dut se résigner à tirer la corde du signal, pour qu’on le remontât. Puis, il se fit arrêter de nouveau. Une stupeur lui restait, celle de cet accident, si brusque, dont il ne comprenait pas la cause. Il désirait se rendre compte, il examina les quelques pièces du cuvelage qui tenaient bon. A distance, des déchirures, des entailles dans le bois l’avaient surpris. Sa lampe agonisait, noyée d’humidité, et il toucha de ses doigts, il reconnut très nettement des coups de scie, des coups de vilebrequin, tout un travail abominable de destruction. Evidemment, on avait voulu cette catastrophe. Il demeurait béant, les pièces craquèrent, s’abîmèrent avec leurs cadres, dans un dernier glissement qui faillit l’emporter lui-même. Sa bravoure s’en était allée, l’idée de l’homme qui avait fait ça dressait ses cheveux, le glaçait de la peur religieuse du mal, comme si, mêlé aux ténèbres, l’homme eût encore été là, énorme, pour son forfait démesuré. Il cria, il agita le signal d’une main furieuse; et il était grand temps d’ailleurs, car il s’aperçut, cent mètres plus haut, que le cuvelage supérieur se mettait à son tour en mouvement: les joints s’ouvraient, perdaient leur brandissage d’étoupe, lâchaient des ruisseaux. Ce n’était à présent qu’une question d’heures, le puits achèverait de se décuveler, et s’écroulerait.

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