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Elle se hâta de reprendre le chemin du coron, et elle était aux dernières maisons de Montsou, lorsqu’un homme, sur la porte de l’estaminet Piquette, l’appela.

– Eh! Catherine, où cours-tu si vite?

C’était le grand Chaval. Elle fut contrariée, non qu’il lui déplût, mais parce qu’elle n’était pas en train de rire.

– Entre donc boire quelque chose… Un petit verre de doux, veux-tu?

Gentiment, elle refusa: la nuit allait tomber, on l’attendait chez elle.

Lui, s’était avancé, la suppliait à voix basse, au milieu de la rue. Son idée, depuis longtemps, était de la décider à monter dans la chambre qu’il occupait au premier étage de l’estaminet Piquette, une belle chambre qui avait un grand lit, pour un ménage. Il lui faisait donc peur, qu’elle refusait toujours. Elle, bonne fine, riait, disait quelle monterait la semaine où les enfants ne poussent pas. Puis, d’une chose à une autre, elle en arriva, sans savoir comment, à parler du ruban bleu qu’elle n’avait pu acheter.

– Mais je vais t’en payer un, moi! cria-t-il.

Elle rougit, sentant qu’elle ferait bien de refuser encore, travaillée au fond du gros désir d’avoir son ruban. L’idée d’un emprunt lui revint, elle finit par accepter, à la condition qu’elle lui rendrait ce qu’il dépenserait pour elle. Cela les fit plaisanter de nouveau: il fut convenu que, si elle ne couchait pas avec lui, elle lui rendrait l’argent. Mais il y eut une autre difficulté, quand il parla d’aller chez Maigrat.

– Non, pas chez Maigrat, maman me l’a défendu.

– Laisse donc, est-ce qu’on a besoin de dire où l’on va!… C’est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou.

Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand Chaval et Catherine, comme deux galants qui achètent leur cadeau de noces, il devint très rouge, il montra ses pièces de ruban bleu avec la rage d’un homme dont on se moque. Puis, les jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour les regarder s’éloigner dans le crépuscule; et, comme sa femme venait d’une voix timide lui demander un renseignement, il tomba sur elle, l’injuria, cria qu’il ferait se repentir un jour le sale monde qui manquait de reconnaissance, lorsque tous auraient dû être par terre, à lui lécher les pieds.

Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. Il marchait près d’elle, le bras ballants; seulement, il la poussait de la hanche, il la conduisait, sans en avoir l’air. Elle s’aperçut tout d’un coup qu’il lui avait fait quitter le pavé et qu’ils s’engageaient ensemble dans l’étroit chemin de Réquillart. Mais elle n’eut pas le temps de se fâcher: déjà, il la tenait à la taille, il l’étourdissait d’une caresse de mots continue. Etait-elle bête, d’avoir peur! est-ce qu’il voulait du mal à un petit mignon comme elle, aussi douce que de la soie, si tendre qu’il l’aurait mangée? Et il lui soufflait derrière l’oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson sur toute la peau du corps. Elle, étouffée, ne trouvait rien à répondre. C’était vrai, qu’il semblait l’aimer. Le samedi soir, après avoir éteint la chandelle, elle s’était justement demandé ce qu’il arriverait, s’il la prenait ainsi; puis, en s’endormant, elle avait rêvé qu’elle ne disait plus non, toute lâche de plaisir. Pourquoi donc, à la même idée, aujourd’hui, éprouvait-elle une répugnance et comme un regret? Pendant qu’il lui chatouillait la nuque avec ses moustaches, si doucement, qu’elle en fermait les yeux, l’ombre d’un autre homme, du garçon entrevu le matin, passait dans le noir de ses paupières closes.

Brusquement, Catherine regarda autour d’elle. Chaval l’avait conduite dans les décombres de Réquillart, et elle eut un recul frissonnant devant les ténèbres du hangar effondré.

– Oh! non, oh! non, murmura-t-elle, je t’en prie, laisse-moi!

La peur du mâle l’affolait, cette peur qui raidit les muscles dans un instinct de défense, même lorsque les filles veulent bien, et qu’elles sentent l’approche conquérante de l’homme. Sa virginité, qui n’avait rien à apprendre pourtant, s’épouvantait, comme à la menace d’un coup, d’une blessure dont elle redoutait la douleur encore inconnue.

– Non, non, je ne veux pas! je te dis que je suis trop jeune… Vrai! plus tard, quand je serai faite au moins.

Il grogna sourdement:

– Bête! rien à craindre alors… Qu’est-ce que ça te fiche?

Mais il ne parla pas davantage. Il l’avait empoignée solidement, il la jetait sous le hangar. Et elle tomba à la renverse sur les vieux cordages, elle cessa de se défendre, subissant le mâle avant l’âge, avec cette soumission héréditaire, qui, dès l’enfance, culbutait en plein vent les filles de sa race. Ses bégaiements effrayés s’éteignirent, on n’entendit plus que le souffle ardent de l’homme.

Etienne, cependant, avait écouté, sans bouger. Encore une qui faisait le saut! Et, maintenant qu’il avait vu la comédie, il se leva, envahi d’un malaise, d’une sorte d’excitation jalouse où monta de la colère. Il ne se gênait plus, il enjambait les poutres, car ces deux-là étaient bien trop occupés à cette heure, pour se déranger. Aussi fut-il surpris, lorsqu’il eut fait une centaine de pas sur la route, de voir, en se tournant, qu’ils étaient debout déjà et qu’ils paraissaient, comme lui, revenir vers le coron. L’homme avait repris la fille à la taille, la serrant d’un air de reconnaissance, lui parlant toujours dans le cou; et c’était elle qui semblait pressée, qui voulait rentrer vite, l’air fâché surtout du retard.

Alors, Etienne fut tourmenté d’une envie, celle de voir leurs figures. C’était imbécile, il hâta le pas pour ne point y céder. Mais ses pieds se ralentissaient d’eux-mêmes, il finit, au premier réverbère, par se cacher dans l’ombre. Une stupeur le cloua, lorsqu’il reconnut au passage Catherine et le grand Chaval. Il hésitait d’abord: était-ce bien elle, cette jeune fille en robe gros bleu, avec ce bonnet? était-ce le galopin qu’il avait vu en culotte, la tête serrée dans le béguin de toile? Voilà pourquoi elle avait pu le frôler, sans qu’il la devinât. Mais il ne doutait plus, il venait de retrouver ses yeux, la limpidité verdâtre de cette eau de source, si claire et si profonde. Quelle catin! et il éprouvait un furieux besoin de se venger d’elle, sans motif, en la méprisant. D’ailleurs, ça ne lui allait pas d’être en fille: elle était affreuse.

Lentement, Catherine et Chaval était passés. Ils ne se savaient point guettés de la sorte, lui la retenait pour la baiser derrière l’oreille, tandis qu’elle recommençait à s’attarder sous les caresses, qui la faisaient rire. Resté en arrière, Etienne était bien obligé de les suivre, irrité de ce qu’ils barraient le chemin, assistant quand même à ces choses dont la vue l’exaspérait. C’était donc vrai, ce qu’elle lui avait juré le matin: elle n’était encore la maîtresse de personne; et lui qui ne l’avait pas crue, qui s’était privé d’elle pour ne pas faire comme l’autre! et lui qui venait de se la laisser prendre sous le nez, qui avait poussé la bêtise jusqu’à s’égayer salement à les voir! Cela le rendait fou, il serrait les poings, il aurait mangé cet homme, dans un de ces besoins de tuer où il voyait rouge.

Pendant une demi-heure, la promenade dura. Lorsque Chaval et Catherine approchèrent du Voreux, ils ralentirent encore leur marche, ils s’arrêtèrent deux fois au bord du canal, trois fois le long du terri, très gais maintenant, s’amusant à de petits jeux tendres. Etienne devait s’arrêter lui aussi, faire les mêmes stations, de peur d’être aperçu. Il s’efforçait de n’avoir plus qu’un regret brutal: ça lui apprendrait à ménager les filles, par bonne éducation. Puis, après le Voreux, libre enfin d’aller dîner chez Rasseneur, il continua de les suivre, il les accompagna au coron, demeura là, debout dans l’ombre, pendant un quart d’heure, à attendre que Chaval laissât Catherine rentrer chez elle. Et, lorsqu’il fut bien sûr qu’ils n’étaient plus ensemble, il marcha de nouveau, il poussa très loin sur la route de Marchiennes, piétinant, ne songeant à rien, trop étouffé et trop triste pour s’enfermer dans une chambre.

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