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– C’est bon, dit-il en la quittant. Ne décommandons rien.

– M. Hennebeau était né dans les Ardennes. Il avait eu les commencements difficiles d’un garçon pauvre, jeté orphelin sur le pavé de Paris.

Après avoir suivi péniblement des cours de l’Ecole des mines, il était, à vingt-quatre ans, parti pour la Grand-Combe, comme ingénieur du puits Sainte-Barbe. Trois ans plus tard, il devint ingénieur divisionnaire, dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles; et ce fut là qu’il se maria, épousant, par un de ces coups de fortune qui sont la règle pour le corps des mines, la fille d’un riche filateur d’Arras. Pendant quinze années, le ménage habita la même petite ville de province, sans qu’un événement rompît la monotonie de son existence, pas même la naissance d’un enfant. Une irritation croissante détachait Mme Hennebeau, élevée dans le respect de l’argent, dédaigneuse de ce mari qui gagnait durement des appointements médiocres, et dont elle ne tirait aucune des satisfactions vaniteuses, rêvées en pension. Lui, d’une honnêteté stricte, ne spéculait point, se tenait à son poste, en soldat. Le désaccord n’avait fait que grandir, aggravé par un de ces singuliers malentendus de la chair qui glacent les plus ardents: il adorait sa femme, elle était d’une sensualité de blonde gourmande, et déjà ils couchaient à part, mal à l’aise, tout de suite blessés. Elle eut dès lors un amant, qu’il ignora. Enfin, il quitta le Pas-de-Calais, pour venir occuper à Paris une situation de bureau, dans l’idée qu’elle lui en serait reconnaissante. Mais Paris devait achever la séparation, ce Paris qu’elle souhaitait depuis sa première poupée, et où elle se lava en huit jours de sa province, élégante d’un coup, jetée à toutes les folies luxueuses de l’époque. Les dix ans qu’elle y passa furent emplis par une grande passion, une liaison publique avec un homme, dont l’abandon faillit la tuer. Cette fois, le mari n’avait pu garder son ignorance, et il se résigna, à la suite de scènes abominables, désarmé devant la tranquille inconscience de cette femme, qui prenait son bonheur où elle le trouvait. C’était après la rupture, lorsqu’il l’avait vue malade de chagrin, qu’il avait accepté la direction des mines de Montsou, espérant encore la corriger là-bas, dans ce désert des pays noirs.

Les Hennebeau, depuis qu’ils habitaient Montsou, retournaient à l’ennui irrité des premiers temps de leur mariage. D’abord, elle parut soulagée par ce grand calme, goûtant un apaisement dans la monotonie plate de l’immense plaine; et elle s’enterrait en femme finie, elle affectait d’avoir le cœur mort, si détachée du monde, qu’elle ne souffrait même plus d’engraisser. Puis, sous cette indifférence, une fièvre dernière se déclara, un besoin de vivre encore, qu’elle trompa pendant six mois en organisant et en meublant à son goût le petit hôtel de la Direction. Elle le disait affreux, elle l’emplit de tapisseries, de bibelots, de tout un luxe d’art, dont on parla jusqu’à Lille. Maintenant, le pays l’exaspérait, ces bêtes de champs étalés à l’infini, ces éternelles routes noires, sans un arbre, où grouillait une population affreuse qui la dégoûtait et l’effrayait. Les plaintes de l’exil commencèrent, elle accusait son mari de l’avoir sacrifiée aux appointements de quarante mille francs qu’il touchait, une misère à peine suffisante pour faire marcher la maison. Est-ce qu’il n’aurait pas dû imiter les autres, exiger une part, obtenir des actions, réussir à quelque chose enfin? et elle insistait avec une cruauté d’héritière qui avait apporté la fortune. Lui, toujours correct, se réfugiant dans sa froideur menteuse d’homme administratif, était ravagé par le désir de cette créature, un de ces désirs tardifs, si violents, qui croissent avec l’âge. Il ne l’avait jamais possédée en amant, il était hanté d’une continuelle image, l’avoir une fois à lui comme elle s’était donnée à un autre. Chaque matin, il rêvait de la conquérir le soir; puis, lorsqu’elle le regardait de ses yeux froids, lorsqu’il sentait que tout en elle se refusait, il évitait même de lui effleurer la main. C’était une souffrance sans guérison possible, cachée sous la raideur de son attitude, la souffrance d’une nature tendre agonisant en secret de n’avoir pas trouvé le bonheur dans son ménage. Au bout des six mois, quand l’hôtel, définitivement meublé, n’occupa plus Mme Hennebeau, elle tomba à une langueur d’ennui, en victime que l’exil tuerait et qui se disait heureuse d’en mourir.

Justement, Paul Négrel débarquait à Montsou. Sa mère, veuve d’un capitaine provençal, vivant à Avignon d’une maigre rente, avait dû se contenter de pain et d’eau pour le pousser jusqu’à l’Ecole polytechnique. Il en était sorti dans un mauvais rang, et son oncle, M. Hennebeau, venait de lui faire donner sa démission, en offrant de le prendre comme ingénieur, au Voreux. Dès lors, traité en enfant de la maison, il y eut même sa chambre, y mangea, y vécut, ce qui lui permettait d’envoyer à sa mère la moitié de ses appointements de trois mille francs. Pour déguiser ce bienfait, M. Hennebeau parlait de l’embarras où était un jeune homme, obligé de se monter un ménage, dans un des petits chalets réservés aux ingénieurs des fosses. Mme Hennebeau, tout de suite, avait pris un rôle de bonne tante, tutoyant son neveu, veillant à son bien-être. Les premiers mois surtout, elle montra une maternité débordante de conseils, aux moindres sujets. Mais elle restait femme pourtant, elle glissait à des confidences personnelles. Ce garçon si jeune et si pratique, d’une intelligence sans scrupule, professant sur l’amour des théories de philosophe, l’amusait, grâce à la vivacité de son pessimisme, dont s’aiguisait sa face mince, au nez pointu. Naturellement, un soir, il se trouva dans ses bras; et elle parut se livrer par bonté, tout en lui disant qu’elle n’avait plus de cœur et qu’elle voulait être uniquement son amie. En effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur les herscheuses qu’il déclarait abominables, le boudait presque, parce qu’il n’avait pas des farces de jeune homme à lui conter. Puis, l’idée de le marier la passionna, elle rêva de se dévouer, de le donner elle-même à une fille riche. Leurs rapports continuaient, un joujou de récréation, où elle mettait ses tendresses dernières de femme oisive et finie.

Deux ans s’étaient écoulés. Une nuit, M. Hennebeau, en entendant des pieds nus frôler sa porte, eut un soupçon. Mais cette nouvelle aventure le révoltait, chez lui, dans sa demeure, entre cette mère et ce fils! Et, du reste, le lendemain, sa femme lui parla précisément du choix qu’elle avait fait de Cécile Grégoire pour leur neveu. Elle s’employait à ce mariage avec une telle ardeur, qu’il rougit de son imagination monstrueuse. Il garda simplement au jeune homme une reconnaissance de ce que la maison, depuis son arrivée, était moins triste.

Comme il descendait du cabinet de toilette, M. Hennebeau trouva justement, dans le vestibule, Paul qui rentrait. Celui-ci avait l’air tout amusé par cette histoire de grève.

– Eh bien? lui demanda son oncle.

– Eh bien, j’ai fait le tour des corons. Ils paraissent très sages, là-dedans… Je crois seulement qu’ils vont t’envoyer des délégués.

Mais, à ce moment, la voix de Mme Hennebeau appela, du premier étage.

– C’est toi, Paul?… Monte donc me donner des nouvelles. Sont-ils drôles de faire les méchants, ces gens qui sont si heureux!

Et le directeur dut renoncer à en savoir davantage, puisque sa femme lui prenait son messager. Il revint s’asseoir devant son bureau, sur lequel s’était amassé un nouveau paquet de dépêches.

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