Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant la voix:

– Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait logiquement produire davantage: autrement, la baisse se porte sur les salaires, et l’ouvrier a raison de dire qu’il paie les pots cassés.

Cet aveu, arraché à sa franchise, souleva une discussion. Les dames ne s’amusaient guère. Chacun, du reste, s’occupait de son assiette, dans le feu du premier appétit. Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler, puis il hésita.

– Qu’y a-t-il? demanda M. Hennebeau. Si ce sont des dépêches, donnez-les-moi… J’attends des réponses.

– Non, Monsieur, c’est M. Dansaert qui est dans le vestibule… Mais il craint de déranger.

Le directeur s’excusa et fit entrer le maître porion. Celui-ci se tint debout, à quelques pas de la table; tandis que tous se tournaient pour le voir, énorme, essoufflé des nouvelles qu’il apportait. Les corons restaient tranquilles, seulement, c’était une chose décidée, une délégation allait venir. Peut-être, dans quelques minutes, serait-elle là.

– C’est bien, merci, dit M. Hennebeau. Je veux un rapport matin et soir, entendez-vous!

Et, dès que Dansaert fut parti, on se remit à plaisanter, on se jeta sur la salade russe, en déclarant qu’il fallait ne pas perdre une seconde, si l’on voulait la finir. Mais la gaieté ne connut plus de borne, lorsque Négrel ayant demandé du pain à la femme de chambre, celle-ci lui répondit un: " Oui, Monsieur ", si bas et si terrifié, qu’elle semblait avoir derrière elle une bande, prête au massacre et au viol.

– Vous pouvez parler, dit Mme Hennebeau complaisamment. Ils ne sont pas encore ici.

Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de dépêches, voulut lire une des lettres tout haut. C’était une lettre de Pierron, dans laquelle, en phrases respectueuses, il avertissait qu’il se voyait obligé de se mettre en grève avec les camarades, pour ne pas être maltraité; et il ajoutait qu’il n’avait même pu refuser de faire partie de la délégation, bien qu’il blâmât cette démarche.

– Voilà la liberté du travail! s’écria M. Hennebeau.

Alors, on revint sur la grève, on lui demanda son opinion.

– Oh! répondit-il, nous en avons vu d’autres… Ce sera une semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la dernière fois. Ils vont rouler les cabarets; puis, quand ils auront trop faim, ils retourneront aux fosses.

Deneulin hocha la tête.

– Je ne suis pas si tranquille… Cette fois, ils paraissent mieux organisés. N’ont-ils pas une caisse de prévoyance?

– Oui, à peine trois mille francs: où voulez-vous qu’ils aillent avec ça?… Je soupçonne un nommé Etienne Lantier d’être leur chef. C’est un bon ouvrier, cela m’ennuierait d’avoir à lui rendre son livret, comme jadis au fameux Rasseneur, qui continue à empoisonner le Voreux, avec ses idées et sa bière… N’importe, dans huit jours, la moitié des hommes redescendra, et dans quinze, les dix mille seront au fond.

Il était convaincu. Sa seule inquiétude venait de sa disgrâce possible, si la Régie lui laissait la responsabilité de la grève. Depuis quelque temps, il se sentait moins en faveur. Aussi, abandonnant la cuillerée de salade russe qu’il avait prise, relisait-il les dépêches reçues de Paris, des réponses dont il tâchait de pénétrer chaque mot. On l’excusait, le repas tournait à un déjeuner militaire, mangé sur le champ de bataille, avant les premiers coups de feu.

Les dames, dès lors, se mêlèrent à la conversation. Mme Grégoire s’apitoya sur ces pauvres gens qui allaient souffrir de la faim; et déjà Cécile faisait la partie de distribuer des bons de pain et de viande. Mais Mme Hennebeau s’étonnait, en entendant parler de la misère des charbonniers de Montsou. Est-ce qu’ils n’étaient pas très heureux? Des gens logés, chauffés, soignés aux frais de la Compagnie! Dans son indifférence pour ce troupeau, elle ne savait de lui que la leçon apprise, dont elle émerveillait les Parisiens en visite; et elle avait fini par y croire, elle s’indignait de l’ingratitude du peuple.

Négrel, pendant ce temps, continuait à effrayer M. Grégoire. Cécile ne lui déplaisait pas, et il voulait bien l’épouser, pour être agréable à sa tante; mais il n’y apportait aucune fièvre amoureuse, en garçon d’expérience qui ne s’emballait plus, comme il disait. Lui, se prétendait républicain, ce qui ne l’empêchait pas de conduire ses ouvriers avec une rigueur extrême, et de les plaisanter finement, en compagnie des dames.

– Je n’ai pas non plus l’optimisme de mon oncle, reprit-il. Je crains de graves désordres… Ainsi, monsieur Grégoire, je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous piller.

Justement, sans quitter le sourire qui éclairait son bon visage, M. Grégoire renchérissait sur sa femme en sentiments paternels à l’égard des mineurs.

– Me piller! s’écria-t-il, stupéfait. Et pourquoi me piller?

– N’êtes-vous pas un actionnaire de Montsou? Vous ne faites rien, vous vivez du travail des autres. Enfin, vous êtes l’infâme capital, et cela suffit… Soyez certain que, si la révolution triomphait, elle vous forcerait à restituer votre fortune, comme de l’argent volé.

Du coup, il perdit la tranquillité d’enfant, la sérénité d’inconscience où il vivait. Il bégaya:

– De l’argent volé, ma fortune! Est-ce que mon bisaïeul n’avait pas gagné, et durement, la somme placée autrefois? Est-ce que nous n’avons pas couru tous les risques de l’entreprise? Est-ce que je fais un mauvais usage des rentes, aujourd’hui?

Mme Hennebeau, alarmée en voyant la mère et la fille blanches de peur, elles aussi, se hâta d’intervenir, en disant:

– Paul plaisante, cher Monsieur.

Mais M. Grégoire était hors de lui. Comme le domestique passait un buisson d’écrevisses, il en prit trois, sans savoir ce qu’il faisait, et se mit à briser les pattes avec les dents.

– Ah! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. Par exemple, on m’a conté que des ministres ont reçu des deniers de Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus à la Compagnie. C ’est comme ce grand seigneur que je ne nommerai pas, un duc, le plus fort de nos actionnaires, dont la vie est un scandale de prodigalité, millions jetés à la rue en femmes, en bombances, en luxe inutile… Mais nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves gens que nous sommes! nous qui ne spéculons pas, qui nous contentons de vivre sainement avec ce que nous avons, en faisant la part des pauvres!… Allons donc! il faudrait que nos ouvriers fussent de fameux brigands pour voler chez nous une épingle.

Négrel lui-même dut le calmer, très égayé de sa colère. Les écrevisses passaient toujours, on entendait les petits craquements des carapaces, pendant que la conversation tombait sur la politique. Malgré tout, frémissant encore, M. Grégoire se disait libéral; et il regrettait Louis-Philippe. Quant à Deneulin, il était pour un gouvernement fort, il déclarait que l’empereur glissait sur la pente des concessions dangereuses.

54
{"b":"100680","o":1}