Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Euryale ne faisait pas moins de massacre. Lui aussi enflammé et emporté par la fureur, il abat au passage et au hasard une foule d’inconnus, Fadus, Herbésus, Rhétus, Abaris, frappés à leur insu, sauf Rhétus qui veillait et voyait tout; mais, en proie à l’épouvante, il se cachait derrière un grand cratère. Comme il se levait, Euryale lui plongea son épée jusqu’à la garde dans la poitrine et l’en arracha avec la vie. Rhétus vomit une âme de pourpre et rend en expirant des flots mêlés de vin et de sang. Et le bouillant Euryale poursuit son carnage clandestin. Déjà il approchait du quartier de Messape. Là, il voyait les derniers feux s’éteindre et les chevaux, attachés selon l’usage, qui broutaient le gazon, lorsque Nisus lui dit rapidement (car il le sentait entraîné par la furieuse passion du massacre): «Cessons; le jour, qui nous serait funeste, approche. Nous nous sommes assez vengés. La route est frayée à travers les ennemis.» Ils abandonnent de nombreux objets en argent massif, pris sur les guerriers, et des armes et des cratères, et aussi de beaux tapis. Euryale voit les phalères de Rhamnès et son baudrier orné de bulles d’or, que jadis avait envoyé à Rémulus de Tibur le très riche Cédicus qui désirait se l’attacher, bien que loin de lui, par les liens de l’hospitalité. Lorsque Rémulus mourut, il le légua à son petit-fils; mais, après sa mort, les Rutules s’en étaient saisis dans le butin de guerre. Euryale le prend vivement et le suspend pour peu de temps à ses fortes épaules. Puis il se coiffe du casque de Messape qui semble fait pour lui et qu’une aigrette décore. Tous deux sortent du camp et gagnent des lieux plus sûrs.

Cependant une avant-garde de cavaliers partie de la ville latine, tandis que le reste de l’armée en ordre de bataille s’attarde dans la plaine, s’avançait et apportait des messages au roi Turnus. Ils étaient trois cents armés de boucliers aux ordres de Volcens. Déjà ils approchaient du camp et atteignaient les murs lorsqu’ils voient de loin les deux jeunes gens qui obliquaient par un sentier à gauche. Dans l’ombre à peine éclairée de la nuit, le casque de l’oublieux Euryale le trahit et réfléchit les rayons de la lune. Ce ne fut pas sans conséquence. Du milieu de sa troupe Volcens crie: «Arrêtez, là-bas. Pourquoi prenez-vous cette route? Qui êtes-vous sous ces armes? Où allez-vous?» Ils ne répondent rien, accélèrent leur fuite dans la forêt et se fient à la nuit. Les cavaliers se portent aux débouchés des chemins connus et ainsi, de tous côtés, ferment les issues.

La forêt s’étendait très loin, hérissée de buissons et d’yeuses noires, remplie par des fourrés de ronces. Quelques rares pistes luisaient dans les pâquis obscurs. Les ténèbres des branches, le poids de son butin entravent Euryale, et la crainte le désoriente. Nisus fuit; déjà, sans rien savoir, il avait échappé aux ennemis et aux lieux qui, depuis, du nom d’Albe, furent appelés Albains, – le roi Latinus y avait alors de hautes bergeries, – quand il s’arrêta, et regarda vainement en arrière: son ami avait disparu. «Malheureux Euryale, où t’ai-je laissé? Comment te retrouver en refaisant de nouveau tout ce chemin compliqué dans cette forêt traîtresse?» Il revient sur ses pas, observe et suit ses traces, erre au milieu des buissons silencieux.

Il entend les chevaux; il entend le bruit et les appels de la poursuite. Peu après, une clameur arrive à ses oreilles; il aperçoit Euryale, qui, trahi par le terrain et la nuit, affolé par une attaque tumultueuse et soudaine, se débat vainement contre tout un détachement qui l’a surpris et qui l’entraîne. Que faire? Avec quelles forces, quelles armes délivrer son ami? Se jettera-t-il au milieu des ennemis pour mourir et hâtera-t-il par ses blessures une mort glorieuse? Le bras ramené en arrière, il brandit son javelot et, les yeux levés vers la Lune au haut du ciel, il lui adresse cette prière: «Ô déesse, sois-moi favorable, seconde mon entreprise, honneur des astres, gardienne des bois, fille de Latone. Si jamais mon père Hyrtacus a porté pour moi des offrandes à tes autels, si j’y ai moi-même ajouté celles de mes chasses, les suspendant à la voûte de ton temple ou les clouant à son fronton sacré, accorde-moi de jeter la panique dans ce peloton d’hommes et dirige mes traits à travers les airs.»

Il dit, et de tout son effort il lance le fer. Le javelot vole, fend les ombres de la nuit et vient, en face, se fixer dans le bouclier de Sulmon; là, il se brise, et, le bois s’étant fendu, il traverse le cœur. L’homme roule, vomissant un ruisseau de sang tiède, et, déjà froid, de longs râles secouent ses flancs. On regarde de tous les côtés. Et voici que, rendu plus audacieux, Nisus brandissait un autre trait à la hauteur de l’oreille. Pendant que les cavaliers s’agitent, le javelot part, siffle et transperce les deux tempes de Tagus et s’arrête, tiède de sang, au milieu du cerveau. Volcens enrage atrocement: il ne voit nulle part ni le bras qui a lancé ces traits ni sur qui déverser sa fureur. «Mais toi du moins, tu paieras de ton sang tout chaud la mort de ces deux hommes!» dit-il; et, l’épée à la main, il marchait sur Euryale. Alors terrifié, hors de lui, Nisus pousse un cri: il ne peut se cacher plus longtemps dans l’ombre ni résister à sa grande douleur: «Moi! Moi! C’est moi qui ai tout fait! Tournez vos armes contre moi, Rutules! C’est moi le coupable. Il n’a rien osé, rien pu faire. J’en atteste le ciel et les astres qui savent. Il a seulement trop aimé son malheureux ami.»

Il parlait ainsi, mais l’épée, poussée avec force, a traversé les côtes du jeune homme et rompt sa blanche poitrine. Euryale roule dans la mort; ses beaux membres sont baignés de sang, et sa tête défaillante retombe sur ses épaules. Ainsi une fleur éclatante, coupée par la charrue, languit et meurt ou, la tige lasse, les pavots courbent la tête sous la pluie lourde. Mais Nisus se rue au milieu des Rutules; il ne cherche que le seul Volcens; il ne s’attache qu’au seul Volcens. Les ennemis, serrés tout autour de lui et de près, cherchent à l’écarter; il n’en menace pas moins l’homme et fait tournoyer l’éclair de son épée jusqu’à ce qu’il la lui ait plongée, bien en face, dans sa bouche criante; il aura en mourant arraché la vie à son ennemi. Percé de coups, il se jette sur le corps sans vie d’Euryale, et c’est alors seulement qu’il trouve le repos et la tranquillité de la mort.

Couple heureux, si mes chants ont quelque pouvoir, jamais le temps ne vous effacera de la mémoire des âges, tant que la maison d’Énée occupera le roc immobile du Capitole et que le sénat romain aura l’empire du monde.

Les Rutules, en pleurs, que leur victoire a chargés de dépouilles et de butin, portent dans leur camp le cadavre de Volcens. Au camp, la désolation n’était pas moins grande: on a trouvé Rhamnès sans vie et d’autres chefs enveloppés dans le même massacre, Serranus et Numa. La foule s’attroupe autour de ces cadavres, de ces mourants, dans cet endroit où vient de se commettre un carnage encore chaud et où coulent à pleins bords des ruisseaux de sang qui écument. On se montre et on reconnaît parmi les dépouilles des deux Troyens le brillant casque de Messape et ses phalères recouvrées avec tant de peine.

Déjà l’Aurore, quittant la couche empourprée de Tithon, commençait à baigner la terre de lumière nouvelle; déjà le soleil brillait et les choses avaient repris leurs couleurs, quand Turnus, ceint lui-même de ses armes, appelle aux armes les guerriers; chacun des chefs range ses bataillons d’airain en ordre de bataille et, par tous les bruits qui courent, exaspère leur fureur. Bien plus, ils dressent sur des piques les têtes d’Euryale et de Nisus, pitoyable trophée, et les promènent en poussant de grands cris. Les durs compagnons d’Énée ont rangé leurs troupes sur les remparts à gauche (car la droite du camp est défendue par le fleuve). Ils commandent leurs énormes fossés et se tiennent au haut des tours, très inquiets, et en même temps très émus de voir les deux têtes qu’ils connaissaient trop bien, les malheureux! ruisseler d’un sang noir.

50
{"b":"100624","o":1}