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De son côté, Vénus combine de nouveaux artifices, de nouveaux desseins: Cupidon changera de forme et de visage et viendra sous les traits du doux Ascagne; de ses présents il embrasera la reine et fera couler dans ses veines la folie d’amour. Ce palais, en effet, lui demeure suspect; elle craint l’homme de Tyr aux deux paroles; et les noirceurs de Junon la brûlent d’une angoisse qui redouble avec la nuit. Elle s’adresse au dieu qui porte des ailes, à l’Amour. «Mon fils, lui dit-elle, toi qui es ma force et ma grande puissance, mon fils, toi qui seul dédaignes les traits dont le Père souverain a frappé Typhon, j’ai recours à toi et je fais appel en suppliante à ton pouvoir divin. Tu sais comment la haine de l’âpre Junon a ballotté ton frère Énée de rivage en rivage, et tu t’es souvent affligé de ma douleur. Aujourd’hui la Phénicienne Didon le retient et l’arrête de sa voix caressante: j’ignore ce qu’il adviendra de cette hospitalité junonienne, mais j’ai peur. Junon ne se relâchera pas dans une circonstance aussi décisive. C’est pourquoi je médite de la prévenir, de prendre la reine à mon piège et de l’enflammer si bien qu’aucune influence divine ne la change et qu’un grand amour l’attache, comme moi-même, à ton frère Énée. Voici comment tu pourrais le faire: écoute. À l’appel de son père, l’enfant royal, mon plus cher souci, va se rendre à Carthage: il porte des présents qu’ont épargnés les mers et l’incendie de Troie. Je l’endormirai et le déposerai dans mon enceinte sacrée sur les hauteurs de Cythère ou d’Idalie, de façon qu’il ignore mes ruses et ne puisse se jeter au travers. Toi, pour le temps d’une seule nuit, déguise-toi, prends sa forme, et, enfant, revêts ce visage d’enfant qui t’est si connu. Lorsque Didon, toute à la joie, te recevra sur ses genoux au milieu du festin royal et des libations de Bacchus, lorsqu’elle t’embrassera et te couvrira de doux baisers, souffle sur elle un feu secret et, sans qu’elle s’en aperçoive, verse-lui ton poison.»

L’Amour obéit à sa mère chérie; il se dépouille de ses ailes, et c’est un plaisir pour lui d’imiter la démarche d’Iule. Vénus, elle, répand un tranquille sommeil dans les membres d’Ascagne et l’emporte, pressé contre son sein, sur les hauteurs d’Idalie, dans un bois sacré où la marjolaine l’enveloppe mollement de son ombre douce, de ses fleurs et de son parfum.

Et déjà Cupidon, obéissant à sa mère, s’en allait tout heureux sous la conduite d’Achate et portait aux Tyriens les présents royaux. Lorsqu’il arrive, la reine est déjà couchée sur un lit de parade tout doré, aux tentures magnifiques, occupant le centre du banquet. Le divin Énée et la jeunesse troyenne entrent et se placent sur des lits de pourpre. Les esclaves leur donnent de l’eau pour les mains, distribuent le pain des corbeilles et apportent des serviettes aux fins tissus. Dans l’intérieur du palais cinquante servantes sont là, dont le soin est de déposer les plats en longue file et de brûler des parfums à l’autel des Pénates. Il y en a cent autres et autant de serviteurs du même âge pour charger les tables de mets et y poser les coupes. Les Tyriens en grand nombre franchissent à leur tour le seuil de la fête, invités à prendre place sur des lits brodés. On admire les présents d’Énée; on admire Iule, les yeux étincelants du dieu, ses paroles feintes, et la robe et le voile brodé d’un acanthe couleur de safran. Et surtout la malheureuse Phénicienne, vouée au fléau qui la perdra, ne peut assouvir son cœur; elle se consume à regarder Iule, aussi émue par l’enfant que par les présents. Lui, il embrasse Énée; il se suspend à son cou, et, lorsqu’il a rassasié le grand amour du père abusé, il court à la reine. Elle s’attache à lui de tous ses regards, de toute son âme; parfois elle le presse contre son sein, l’infortunée Didon qui ne sait pas quel puissant dieu s’assied sur ses genoux! Mais, docile à la leçon de sa mère l’Acidalienne, il commence à effacer peu à peu l’image de Sychée et il s’applique à surprendre et à bouleverser d’un vivant amour cette âme depuis longtemps paisible, ce cœur déshabitué d’aimer.

Le repas fini et les plateaux enlevés, on place devant les convives de larges cratères remplis de vin et couronnés de guirlandes. Le bruit des voix résonne dans le palais et se répand à travers le vaste atrium. Des lustres resplendissent suspendus à des chaînes dorées, et le feu des torches est vainqueur de la nuit. Alors la reine demande et remplit de vin la patère lourde de gemmes et d’or dont se servaient en pareille occurrence Bélus et tous les descendants de Bélus. Et au milieu du grand silence qui se fit dans le palais: «Jupiter, prononça-t-elle, – car c’est à toi que nous devons les lois de l’hospitalité, – veuille que ce jour soit un jour de fête pour les Tyriens et pour les hommes partis de Troie et qu’il reste dans la mémoire de nos arrière-neveux! Que Bacchus donneur de joie et que la bonne Junon nous assistent! Et vous, Tyriens, pressez-vous à ce banquet d’un cœur favorable!» Elle dit et verse sur la table la libation aux dieux; et, la première, cette libation faite, elle effleure sa coupe du bout des lèvres; puis elle la tend à Bitias qu’elle provoque à boire. Bitias sans hésiter a vidé la patère écumeuse et s’est baigné le visage dans l’or. Après lui les autres chefs. Iopas à la longue chevelure fait hautement sonner la cithare d’or suivant les leçons du grand Atlas. Son chant dit la lune errante, les éclipses du soleil, l’origine des hommes et des bêtes, la cause des pluies et des éclairs, et l’Arcture et les pluvieuses Hyades et les deux Ourses, pourquoi les soleils d’hiver vont avec tant de hâte se plonger dans l’Océan et ce qui retarde les nuits d’été lentes à venir. Les Tyriens l’applaudissent et l’applaudissent encore et les Troyens font comme eux. La malheureuse Didon prolongeait dans la nuit et variait ses entretiens avec Énée et buvait l’amour à longs traits: elle avait tant de questions à poser sur Priam et tant sur Hector! Et quelles armes portait le fils de l’Aurore? Et ce qu’étaient les chevaux de Diomède? Et le grand Achille, comment était-il? «Fais mieux, mon hôte, dit-elle, et raconte-nous depuis l’origine les embûches des Grecs, les malheurs de ton peuple et tes voyages, car voici le septième été que tu erres dans tous les pays et sur tous les flots.»

LIVRE II

Tous se turent, attentifs, les yeux fixés sur Énée et de son lit élevé le héros commença en ces termes:

«C’est une indicible douleur, ô reine, que tu m’ordonnes de renouveler en me demandant comment les Grecs ont abattu la puissance de Troie et son royaume à jamais lamentable. Ces pires misères, je les ai vues, j’en ai eu ma part, et grande. Qui, à ce récit, des Myrmidons ou des Dolopes ou des soldats du cruel Ulysse, retiendrait ses larmes? Et puis déjà, l’humide vapeur de la nuit s’éloigne rapidement du ciel et les astres qui déclinent nous conseillent de dormir. Mais si tu éprouves un tel désir de connaître nos malheurs et d’entendre raconter brièvement l’agonie de Troie, bien que ces souvenirs me fassent horreur et que mon âme en ait toujours fui les funèbres images, je commence.

«Brisés par la guerre, repoussés par les destins, les chefs des Grecs, après tant d’années écoulées, construisent, sous la divine inspiration de Pallas, un cheval haut comme une montagne, dont ils forment les côtes de sapins entrelacés. C’est, prétendent-ils, une offrande à la déesse pour un retour heureux; et le bruit s’en répand. Une élite de guerriers tirés au sort s’enferme furtivement dans ces flancs ténébreux; et le ventre du monstre jusqu’au fond de ses énormes cavernes se remplit de soldats armés.

«Du rivage troyen on aperçoit Ténédos, une île très fameuse et qui fut opulente tant que subsista le royaume de Priam: elle n’est plus maintenant qu’une simple baie et pour les vaisseaux un peu fidèle abri. C’est là sur un rivage solitaire que les Grecs se retirent et se cachent. Nous pensions qu’ils étaient partis et que le vent les reconduisait à Mycènes. Toute la Troade se libère de la longue et lugubre oppression: on ouvre les portes; c’est une joie de sortir, de visiter le camp des Grecs, son emplacement désert, le rivage abandonné. Ici campaient les Dolopes; là le cruel Achille avait sa tente; c’était là qu’ils avaient tiré leurs navires; c’était là qu’on avait coutume de s’affronter en bataille rangée. Beaucoup, stupéfaits devant l’offrande à la Vierge Minerve, qui devait être si désastreuse pour nous, s’étonnent de l’énormité du cheval. Le premier, Thymétès nous exhorte à l’introduire dans nos murs et à le placer dans la citadelle. Était-ce perfidie de sa part ou déjà les destins de Troie le voulaient-ils ainsi? Mais Capys et ceux dont l’esprit est plus clairvoyant nous pressent de jeter à la mer ce douteux présent des Grecs, sans doute un piège, ou de le brûler en allumant dessous un grand feu, ou d’en percer les flancs et d’en explorer les secrètes profondeurs. La foule incertaine se partage en avis contraires.

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