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Cela fait, le Père agite en lui-même un autre dessein: il décide d’écarter Juturne du combat de son frère. La sombre Nuit accoucha de deux pestes, nommées Furies, en même temps que de la Tartaréenne Mégère; elle les ceignit des mêmes anneaux de serpents et leur ajouta les ailes du vent. Elles se tiennent devant le trône et au seuil de Jupiter, ministres de ses colères; elles aiguisent la crainte dans le cœur des pauvres mortels, quand le roi des dieux machine contre eux des maladies ou l’horrible mort, ou quand il terrifie par la guerre les cités coupables. Jupiter dépêcha du haut de l’éther un de ces deux monstres et lui ordonna de se présenter aux yeux de Juturne comme un présage. La Furie s’envole; un rapide tourbillon la porte en un instant sur la terre. La flèche, décochée dans le brouillard, lorsque le Parthe l’a trempée du fiel d’un atroce venin, le Parthe ou le Crétois, et l’a lancée, blessure inguérissable, traverse, stridente et anonyme, les ombres légères: ainsi la fille de la Nuit a filé et a touché la terre. Lorsqu’elle voit les armées troyennes et les troupes de Turnus, elle se ramasse aussitôt sous la forme de ce petit oiseau qui parfois sur les tombeaux ou sur les toits déserts, perché la nuit, prolonge son chant lugubre au milieu des ténèbres. Sous cette apparence, la peste passe et repasse avec bruit devant les yeux de Turnus et frappe le bouclier de ses ailes. Une torpeur inconnue glace les membres du jeune homme; ses cheveux se sont dressés d’horreur; sa voix s’est arrêtée dans sa gorge.

Pour la malheureuse Juturne, dès qu’elle eut reconnu de loin les ailes de la Furie, elle arracha, dans son amour fraternel, ses cheveux dénoués, se meurtrit le visage de ses ongles, la poitrine de ses poings. «Turnus, de quel secours désormais ta sœur peut-elle être pour toi! Que me reste-t-il à faire, cruelle que je suis? Comment prolonger ta vie? Puis-je m’opposer à un tel monstre? C’est fini, j’abandonne le combat. Ne redoublez plus mon effroi, oiseaux de malheur. Je reconnais les battements de vos ailes, votre bruit de mort; je ne m’y trompe pas, ce sont les ordres superbes du magnanime Jupiter. Voilà donc le prix de ma virginité! Pour quoi m’a-t-il donné une immortelle vie? Pourquoi m’a-t-il arrachée à ma condition de mortelle? Au moins je pourrais aujourd’hui voir la fin de mes grandes douleurs et accompagner mon malheureux frère dans l’empire des ombres. Moi immortelle? Quelle douceur ces privilèges auront-ils pour moi, sans toi, mon frère? Oh, quelle terre s’ouvrirait assez profonde pour m’engloutir, moi déesse dans le gouffre des Mânes!» Ayant ainsi parlé, la déesse s’enveloppe la tête d’un voile glauque et, gémissante, disparut dans la profondeur du fleuve.

Énée presse Turnus, le menace, agite et fait miroiter un trait énorme comme un arbre, et l’interpelle farouchement: «Que tardes-tu maintenant? Pourquoi reculer encore, Turnus? Ce n’est pas à la course, c’est de près qu’il faut lutter et avec des armes qui ne pardonnent pas. Prends toutes les formes que tu voudras; rassemble tout ce que tu peux de courage et d’artifice. Il ne te reste plus qu’à atteindre d’un coup d’aile les astres inaccessibles ou à te cacher aux entrailles de la terre!» Turnus, secouant la tête, lui répondit: «Ton bouillonnement d’injures ne m’épouvante pas, cruel; ce sont les dieux qui m’épouvantent et Jupiter ennemi.» Il n’en dit pas plus. En regardant autour de lui ses yeux tombent sur un énorme roc, un roc antique, énorme, qui gisait dans la plaine, borne dressée entre des champs pour en écarter les procès. Douze hommes choisis, tels que la terre en produit aujourd’hui, pourraient à peine le soulever sur leur cou; mais lui, ce héros, le saisit de sa main frémissante et, le brandissant de toute sa hauteur, court sur son adversaire. Mais qu’il coure ou qu’il marche, qu’il soulève dans ses mains ou fasse mouvoir ce roc monstrueux, il ne se reconnaît pas lui-même, ses genoux fléchissent, son sang s’est glacé et se fige. La pierre, projetée par lui et roulant dans le vide, n’a pu franchir tout l’espace ni porter le coup. La nuit, dans nos rêves, lorsque la langueur du sommeil a pressé nos paupières, il nous semble que nous voulons prolonger avidement notre course, et impuissants dans nos efforts nous succombons; notre langue est paralysée; notre corps ne retrouve plus les forces qu’il se connaissait; la voix et la parole ne nous obéissent plus: ainsi Turnus, de quelque côté que son courage essaie de vaincre, se heurte au refus de la sinistre déesse. Alors mille pensées tournoient dans son cœur; il regarde les Rutules et la ville; l’effroi le rend hésitant; il tremble devant la menace du trait. Il n’a plus d’issue pour échapper ni de force pour assaillir son ennemi. Il ne voit plus son char ni sa sœur qui tenait les rênes.

Pendant qu’il hésite, Énée brandit le trait fatal, guettant le moment et la place favorables et, de loin, avec toute la force de son corps il le lance. Jamais machine de guerre ne jeta de pierre plus bruyante; jamais la foudre ne fit en éclatant un pareil fracas. Le javelot vole comme un noir tourbillon, chargé d’une terrible mort: il perce le bord du bouclier formé de sept lames, l’extrémité de la cuirasse et traverse en sifflant le milieu de la cuisse. Frappé, Turnus ploie le jarret et tombe à terre, énorme. Les Rutules se dressent en poussant un gémissement; toute la montagne environnante y répond et au loin les bois profonds le renvoient. Turnus à terre lève les yeux et suppliant tend sa main dans un geste d’imploration: «Oui, je l’ai mérité; je ne demande pas grâce, use de ta chance, dit-il. Je t’en conjure, si quelque souci d’un père misérable peut te toucher, – songe à ce que fut pour toi ton père Anchise, – prends pitié de la vieillesse de Daunus. Rends-moi aux miens, ou, si tu le préfères, rends-leur mon corps dépouillé de la vie. Tu as été vainqueur, et les Ausoniens ont vu le vaincu te tendre les mains. Lavinie est ton épouse. Que ta haine n’aille pas plus loin.» Debout, frémissant sous ses armes, Énée, le regard incertain, retint son bras. Il hésitait de plus en plus; les paroles de Turnus avaient commencé à le fléchir lorsqu’il aperçut et reconnut sur lui, au sommet de l’épaule, le funeste baudrier et les lanières aux clous étincelants du jeune Pallas, de celui que Turnus avait vaincu, blessé, terrassé et dont il portait sur les épaules l’insigne ennemi. La vue de ce trophée, de ce monument d’une douleur cruelle, l’enflamma de fureur, et terrible de colère: «Quoi, tu m’échapperais recouvert de la dépouille des miens? C’est Pallas qui par ma main, c’est Pallas qui t’immole et se venge dans ton sang de ta scélératesse.» En disant ces mots, il lui plonge son épée dans la poitrine avec emportement. Le froid de la mort glace les membres de Turnus, et son âme indignée s’enfuit en gémissant chez les ombres.

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