Alors une joie très douce émeut à son tour l’âme si longtemps incertaine du divin Énée; il fait à l’instant dresser tous les mâts et déployer les voiles sur les bras des vergues. Tous ensemble allongent les écoutes et larguent les ris tantôt à droite, tantôt à gauche; tous ensemble tournent et détournent les cornes des antennes. La flotte est emportée par le vent qui lui convient. Le premier avant tous, Palinure dirige la file serrée des vaisseaux; c’est sur lui que les autres doivent régler leur marche.
Déjà la Nuit humide avait dans le cirque du ciel touché presque au milieu de sa course; les marins couchés à la dure le long des bancs et sous leurs rames détendaient leurs membres dans une paix profonde, quand, descendu des astres de l’éther, le Sommeil léger écarta le voile des ténèbres et repoussa les ombres. C’est toi qu’il cherche, Palinure, c’est à toi qu’il apporte de funestes visions, ô victime innocente. Le dieu s’est assis tout au haut de la poupe, sous les traits de Phorbas et laisse tomber ces mots: «Fils d’Iasos, Palinure, la mer elle-même conduit ta flotte. Les vents d’arrière nous portent d’un souffle égal. L’heure est au repos. Appuie ta tête et dérobe à la tâche tes yeux qui sont las. Je te remplacerai moi-même quelque temps à ton gouvernail.» Palinure lève à peine les yeux et lui dit: «Est-ce à moi que tu conseilles d’oublier ce que peuvent cacher la face paisible de la mer et les flots tranquilles? Tu veux que je me fie à ce calme prodigieux? J’irais, n’est-ce pas? confier Énée aux souffles trompeurs du ciel, quand j’ai tant de fois été la dupe de sa fausse sérénité?» Et tout en parlant, attaché à la barre, il l’étreignait et resserrait son étreinte, les yeux fixés sur les étoiles. Et voici que le dieu secoue au-dessus de ses tempes une branche humide des eaux du Léthé et endormeuse par la vertu du Styx; il ferme les yeux noyés de songe du pilote qui lutte encore. À peine cette langueur imprévue avait-elle détendu ses membres que, s’appesantissant sur lui, le dieu le précipite dans les flots calmes avec une partie de la poupe arrachée et le gouvernail. Il tombe, la tête en avant, et jette plus d’un vain appel à ses compagnons. Et le dieu, comme un oiseau qui s’envole, s’est élevé déjà dans les airs limpides. La flotte n’en court pas moins sur la mer une route très sûre et vogue sans crainte selon les promesses du divin Neptune. Déjà elle approchait, jusqu’à les côtoyer, de l’écueil des Sirènes, jadis si dangereux et blanchi d’ossements, [sous le choc répété des flots résonnaient au loin les rochers rauques], quand Énée sentit que son vaisseau flottait à l’aventure, sans pilote, et prit lui-même le gouvernail sur les eaux nocturnes, tout gémissant, le cœur frappé du malheur de son ami. «Tu as eu trop de confiance dans la sérénité du ciel et de la mer, ô Palinure, et pour cela tu seras gisant, nu sur un sable ignoré.»
LIVRE VI
Ainsi parle Énée en pleurant: il lâche les rênes à sa flotte et finit par aborder aux rives Eubéennes de Cumes. Les Troyens tournent leurs proues vers la mer; et les navires, fixés par la dent tenace des ancres, bordent le rivage de leurs poupes recourbées. Une troupe ardente de jeunes gens s’élance sur la terre Hespérienne. Les uns cherchent les semences de feu cachées dans les veines du silex; les autres explorent rapidement la forêt, sombre asile des bêtes sauvages, et signalent les eaux courantes qu’ils ont découvertes.
Mais le pieux Énée gagne à quelque distance sur le sommet de la montagne le temple où veille la haute statue d’Apollon, et la retraite solitaire de la Sibylle, cet antre énorme qu’elle remplit d’une horreur sacrée, quand le dieu prophétique de Délos fait passer en elle son âme et sa volonté, et lui découvre l’avenir. Les Troyens s’engagent déjà sous les bois sacrés d’Hécate et sous les voûtes du temple aux caissons d’or.
On raconte que Dédale, fuyant le royaume de Minos et ayant osé se confier au ciel sur des ailes qui l’emportaient très haut, cingla par cette nouvelle route vers les Ourses glaciales et enfin se posa légèrement sur la hauteur chalcidienne. Là, rendu pour la première fois à la terre, il te consacra, Phébus, ses rames aériennes et bâtit un temple énorme. Sur les portes, le meurtre d’Androgée: d’un côté, les descendants de Cécrops étaient condamnés, ô misère, à payer leur crime en livrant chaque année sept de leurs enfants; l’urne est là pour le tirage au sort. Sur le battant opposé, la terre de Gnosse s’élevait au-dessus de la mer. On y voit Pasiphaé, son amour d’un sauvage taureau, leur furtif accouplement, leur progéniture de sang mêlé, le monstre à double forme, le Minotaure, monument d’une passion abominable. On y voit aussi le fameux édifice si laborieusement construit et ses chemins inextricables. Mais, dans sa pitié pour le grand amour d’une princesse, Dédale en débrouille lui-même les ruses et les détours, guidant avec un fil les pas aveugles de l’amant. Et toi aussi, tu occuperais une grande place en cet admirable travail, Icare, si la douleur l’avait permis: deux fois l’artiste essaya dans l’or de ciseler ta chute; deux fois ce furent ses mains paternelles qui tombèrent. Les Troyens auraient continué de parcourir des yeux toutes ces sculptures, si Achate, envoyé en avant, n’était survenu accompagné de la prêtresse de Phébus et d’Hécate, Déiphobe, fille de Glaucus: «Ce n’est pas le moment, dit-elle au roi, de s’absorber dans ces spectacles. Il vaudrait mieux maintenant immoler sept jeunes taureaux d’un troupeau qui n’a pas subi le joug et autant de brebis choisies selon les rites.» Quand elle eut ainsi parlé à Énée, – et les Troyens accomplissent aussitôt les sacrifices qu’elle leur commande, – elle les appelle dans les profondeurs du temple.
L’énorme flanc de la roche Eubéenne était taillé en forme d’antre où cent larges avenues conduisaient et cent portes: il en sortait autant de voix, réponses de la Sibylle. Ils en atteignaient l’entrée lorsque la vierge s’écria: «C’est le moment d’interroger les destins: le dieu, voici le dieu!» Comme elle parlait ainsi devant les portes, soudain elle changea de visage, elle changea de couleur, ses cheveux s’échappèrent en désordre; sa poitrine halète, son cœur farouche se gonfle de rage; elle paraît plus grande, sa voix n’est plus humaine, quand le souffle puissant du dieu se rapproche et la touche. «Tu tardes à faire des vœux et des prières, Troyen Énée! dit-elle. Tu tardes! Mais elles ne s’ouvriront pas avant, les grandes portes de cette demeure frappée de stupeur.» À ces mots, elle se tut. Un frisson glacé parcourut les membres des rudes Troyens, et le roi tire ces prières du fond de son cœur: «Phébus, toi qui eus toujours pitié des lourdes épreuves de Troie, toi qui as dirigé la flèche Dardanienne et la main de Paris contre le corps de l’Éacide, c’est sous ta conduite que j’ai pénétré dans tant de mers qui baignent de vastes contrées et jusqu’au pays reculé de la nation Massylienne et jusqu’aux champs bordés par les Syrtes. Aujourd’hui enfin nous tenons les rivages de l’Italie qui fuyaient devant nous. Puisse la fortune de Troie ne pas nous accompagner plus loin! Les destins vous permettent à vous aussi d’épargner la nation de Pergame, ô dieux et déesses, vous tous à qui portaient ombrage Ilion et l’immense gloire de la Dardanie. Et toi, très sainte prophétesse qui sais l’avenir, – je ne demande pas un royaume que ma destinée ne me doit pas, – dis aux Troyens qu’ils peuvent s’établir dans le Latium, eux et leurs dieux errants et les Pénates de Troie si longtemps ballottés. Alors j’élèverai un temple tout en marbre à Phébus et à Trivia, et j’instituerai des jours de fête au nom de Phébus. Pour toi, je te réserve un grand sanctuaire dans mon royaume, où je disposerai tes oracles et les secrets des destinées annoncées à mon peuple, et je te choisirai des prêtres et te les consacrerai, ô Bienfaisante. Seulement ne confie pas tes vers prophétiques à des feuilles qui peuvent s’envoler, en désordre, jouets des vents rapides: je t’en prie, chante-les toi-même.» Il s’arrêta sur ces mots.