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Au centre, la mer se gonflait à perte de vue, sur fond d’or; mais les vagues, d’un bleu sombre, dressaient leur crête blanchissante d’écume. De clairs dauphins d’argent, qui nageaient en rond, balayaient de leurs queues la surface des eaux et fendaient les remous. Au milieu on pouvait voir les flottes d’airain, la bataille d’Actium, tout Leucate bouillonner sous ces armements de guerre, et les flots resplendir des reflets de l’or. D’un côté César Auguste entraîne au combat l’Italie avec le Sénat et le peuple, les Pénates et les Grands Dieux. Il est debout sur une haute poupe; ses tempes heureuses lancent une double flamme; l’astre paternel se découvre sur sa tête. Non loin, Agrippa, que les vents et les dieux secondent, conduit de haut son armée; il porte un superbe insigne de guerre, une couronne navale ornée de rostres d’or. De l’autre côté, avec ses forces barbares et sa confusion d’armes, Antoine, revenu vainqueur des peuples de l’Aurore et des rivages de la mer Rouge, traîne avec lui l’Égypte, les troupes de l’Orient, le fond de la Bactriane; ô honte! sa femme, l’Égyptienne, l’accompagne. Tous se ruent à la fois, et toute la mer déchirée écume sous l’effort des rames et sous les tridents des rostres. Ils gagnent le large; on croirait que les Cyclades déracinées nagent sur les flots ou que des montagnes y heurtent de hautes montagnes, tant les poupes et leurs tours chargées d’hommes s’affrontent en lourdes masses. Les mains lancent l’étoupe enflammée; les traits répandent le fer ailé; les champs de Neptune rougissent sous ce nouveau carnage. La Reine, au milieu de sa flotte, appelle ses soldats aux sons du sistre égyptien et ne voit pas encore derrière elle les deux vipères. Les divinités monstrueuses du Nil et l’aboyeur Anubis combattent contre Neptune, Vénus, Minerve. La fureur de Mars au milieu de la mêlée est ciselée dans le fer, et les tristes Furies descendent du ciel. Joyeuse, la Discorde passe en robe déchirée, et Bellone la suit avec un fouet sanglant. D’en haut, Apollon d’Actium regarde et bande son arc. Saisis de terreur, tous, Égyptiens, Indiens, Arabes, Sabéens, tournaient le dos. On voyait la Reine elle-même invoquer les vents, déployer ses voiles, lâcher de plus en plus ses cordages. L’Ignipotent l’avait montrée, au milieu du massacre, emportée par les flots et l’Iapyx, toute pâle de sa mort prochaine. En face, douloureux, le Nil au grand corps, ouvrant les plis de sa robe déployée, appelait les vaincus dans son sein azuré et les retraites de ses eaux.

César cependant, ramené dans les murs de Rome par un triple triomphe, consacrait aux dieux italiens, hommage immortel, trois cents grands temples dans toute la ville. Les rues bruissaient de joie, de jeux, d’applaudissements. Tous les sanctuaires ont un chœur de matrones; tous, leurs autels; et devant ces autels les jeunes taureaux immolés jonchent la terre. Auguste, assis sur le seuil de neige éblouissant du temple d’Apollon, reconnaît les présents des peuples et les fait suspendre aux opulents portiques. Les nations vaincues s’avancent en longue file, aussi diverses par les vêtements et les armes que par le langage. Ici Vulcain avait sculpté les tribus des Nomades et les Africains à la robe flottante; là, les Lélèges, les Carions et les Gelons porteurs de flèches; l’Euphrate roulait des flots apaisés; puis c’étaient les Morins de l’extrémité du monde, le Rhin aux deux cornes, les Scythes indomptés et l’Araxe que son pont indigne.

Voilà ce que sur le bouclier de Vulcain, don de sa mère, Énée admire. Il ne connaît pas ces choses; mais les images l’en réjouissent, et il charge sur ses épaules les destins et la gloire de sa postérité.

LIVRE IX

Et pendant que ces choses se passaient dans une partie lointaine de l’Italie, la Saturnienne Junon envoya du ciel Iris à l’audacieux Turnus. Il se trouvait que Turnus se reposait alors dans un vallon sacré sous le bois de son ancêtre Pilumnus. La fille de Thaumas lui dit de ses lèvres de rose: «Turnus, ce qu’aucun des dieux n’eût osé promettre à tes vœux, le cours du temps te l’a de lui-même apporté. Énée a quitté sa ville, ses compagnons, sa flotte; il a gagné le Palatin et la demeure du roi Évandre. Ce n’est pas tout: il a pénétré jusqu’aux villes de Gorythus les plus éloignées; il réunit et il arme une poignée de Lydiens, des paysans. Qu’attends-tu? Où sont tes coursiers? Où est ton char? Ne perds pas un instant; bouleverse et enlève le camp Troyen.»

Elle dit; les ailes toutes grandes, elle s’élève vers le ciel, et, dans sa rapide ascension, découpe sous les nues un arc immense. Le jeune homme l’a reconnue; il a levé ses deux mains vers les constellations et poursuit la fugitive de ces paroles: «Iris, charme du ciel, qui t’a envoyée du haut des nues et fait descendre pour moi sur la terre? D’où vient subitement cette clarté sereine? Je vois le milieu du ciel s’ouvrir et les étoiles errer sous sa voûte. J’obéis à de si grands présages, qui que tu sois qui m’appelles aux armes.» Ayant ainsi parlé, il s’approcha du fleuve, puisa à la surface de l’eau profonde une libation en adressant aux dieux force prières et chargea l’air de ses vœux.

Déjà dans la plaine ouverte s’avançait toute l’armée, riche en chevaux, riche en vêtements brodés et en or; Messape conduit les premiers rangs; les derniers marchent sous les ordres des fils de Tyrrhus; leur chef, Turnus, est au centre. [Il se présente les armes à la main et surpasse les autres de toute la tête.] Ainsi le profond Gange se gonfle silencieusement quand ses eaux sont grossies de sept paisibles rivières; ainsi le Nil rappelle ses flots des campagnes qu’il engraisse et se renferme dans son lit. Alors soudain les Troyens aperçoivent un nuage de poussière noire qui s’amoncelle et des ténèbres qui s’étendent sur la plaine. Le premier, Caïcus, d’une tour qui fait face à l’ennemi, s’écrie: «Ô citoyens, quel est ce sombre, ce noir tourbillon qui roule vers nous? Vite, des armes! Des traits! Montez aux remparts! Voici l’ennemi, holà!» Avec une immense clameur les Troyens rentrent par toutes les portes et garnissent les murs. Car, en partant, l’excellent homme de guerre, Énée, leur avait bien recommandé, quoi qu’il advînt en son absence, de ne pas risquer l’audace d’une bataille rangée, de ne pas s’aventurer dans la plaine, mais de rester au camp et de se borner à défendre leurs murs à l’abri de leurs retranchements. Aussi, bien que l’amour-propre et la colère les excitent à en venir aux mains, ils opposent leurs portes à l’envahisseur, font ce qui leur a été recommandé, et dans l’intérieur de leurs tours, en armes, ils attendent l’ennemi.

Turnus, qui avait précédé comme en volant son armée trop lente, accompagné de vingt cavaliers choisis, paraît à l’improviste au pied des murs. Il monte un cheval de Thrace moucheté de blanc et il a la tête couverte d’un casque d’or à l’aigrette rouge: «Jeunes gens, dit-il, quel est celui d’entre vous qui le premier avec moi lancera à l’ennemi… Tenez!» Et, brandissant son javelot, il le fait voler dans les airs, signal du combat, et s’élance dans la plaine fièrement. Ses compagnons lui répondent par le cri de guerre et le suivent en frémissant avec un horrible bruit. Ils s’étonnent de l’inertie des Troyens; des hommes ne pas se mesurer dans la plaine, ne pas marcher contre l’ennemi, mais garder le camp! Hors de lui, Turnus à cheval parcourt les murs en tout sens, cherche un accès détourné. Lorsque le loup gronde aux portes d’une bergerie devant laquelle il est embusqué, battu des vents et de la pluie, la nuit étant plus qu’à sa moitié, les agneaux en sécurité sous leurs mères bêlent; et lui, farouche, terrible, bouillonne de fureur contre sa proie absente, harcelé par la longue faim qui l’enrage et par son gosier altéré de sang; ainsi la colère du Rutule s’exaspère devant ces murs et ce camp; le dépit le brûle jusqu’à la moelle de ses os durs. Comment se frayer un passage? Par où chasser les Troyens de leur enceinte et les répandre dans la plaine? Leur flotte se cachait, adossée à un des côtés du camp et protégée de toutes parts ou par les retranchements ou par le fleuve. Turnus l’attaque; il crie à ses compagnons triomphants d’y porter l’incendie; et, bouillant d’ardeur, il saisit à pleine main un pin enflammé. Sa présence les aiguillonne; ils s’empressent à l’ouvrage. Toute la jeunesse s’arme de noirs brandons; les foyers d’alentour sont mis au pillage; les torches fumeuses jettent une sombre lumière; et les étincelles de Vulcain montent vers le ciel mêlées de cendre.

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