Cela dit, il descend de son trône élevé et commence par réveiller sur les autels assoupis les feux d’Hercule, et joyeux il aborde le dieu Lare et les humbles Pénates de la veille. Et tous immolent des brebis choisies selon l’usage, aussi bien Évandre que la jeunesse troyenne. Puis de là Énée retourne à ses navires, revoit ses compagnons et choisit parmi eux, pour le suivre à la guerre, les plus remarquables par leur courage. Les autres, portés par l’eau qui court, descendent sans ramer le cours du fleuve, chargés d’annoncer à Ascagne les nouvelles des événements et de son père. Les Troyens qui vont gagner le pays tyrrhénien reçoivent des chevaux; on en amène un à Énée, qui n’a pas été tiré au sort et que caparaçonne entièrement une fauve peau de lion brillante, aux ongles d’or.
Le bruit court et se répand tout à coup parmi la petite ville: la cavalerie va rapidement partir vers les rivages du roi tyrrhénien. Les mères effrayées redoublent de prières; leur crainte se rapproche du danger; déjà l’image de Mars grandit à leurs yeux. Alors Évandre, saisissant la main de son fils qui s’en va, la presse et, sans pouvoir arrêter ses larmes, lui dit: «Oh! si Jupiter me rendait mes années passées! Si j’étais encore l’homme qui, sous Préneste même, pour la première fois, a taillé en pièces une armée, a brûlé, vainqueur, les amoncellements de boucliers et, de cette main, envoyé au Tartare le roi Érylus que sa mère Féronie avait à sa naissance gratifié de trois âmes (chose horrible): il fallait culbuter trois armures, il fallait l’étendre mort trois fois; et pourtant ce bras lui a arraché ses trois âmes et l’a dépouillé d’autant d’armures. Alors aucune violence ne m’enlèverait à tes doux embrassements, mon fils; et jamais Mézence m’insultant, moi son voisin, n’eût fait avec son épée tant de cruelles funérailles et n’eût dépeuplé sa ville de tous ces citoyens. Mais vous, ô dieux, et toi, le grand maître des dieux, Jupiter, ayez pitié, je vous en prie, du roi des Arcadiens; écoutez mes prières paternelles. Si votre volonté, si les destins doivent me rendre Pallas sain et sauf, si je dois le revoir, si nous devons nous retrouver réunis, accordez-moi de vivre; j’accepte d’endurer n’importe quelle souffrance. Mais, ô Fortune, si tu me menaces de quelque accident indicible, maintenant – oui, maintenant – laisse se rompre une vie qui me serait trop cruelle, tandis que mes appréhensions hésitent, que l’attente de l’avenir est incertaine, que je te tiens dans mes bras, cher enfant, ma seule et tardive joie, avant qu’aucun message accablant ne vienne blesser mes oreilles.» Ce furent au départ les suprêmes adieux du père; il s’évanouit, et ses serviteurs l’emportèrent chez lui.
Déjà, les portes ouvertes, la cavalerie était sortie; Énée et le fidèle Achate s’avançaient au premier rang; puis les autres seigneurs troyens. Pallas lui-même, au milieu de la colonne, se faisait remarquer par sa chlamyde et ses armes peintes. Ainsi, tout humide de l’Océan, Lucifer, que Vénus préfère à tous les autres feux du ciel, lève dans le firmament sa tête sacrée et dissipe les ténèbres. Debout, tremblantes, sur les murs les mères suivent des yeux le nuage de poussière et les scintillements des escadrons d’airain. Ils vont en armes par les raccourcis à travers les broussailles; un cri part; les rangs se forment; les sabots des quadrupèdes martèlent le sol poudreux de la plaine.
Il y a près du fleuve dont les fraîches eaux baignent Céré un bois immense, sanctifié au loin par la religion de nos pères. De tous côtés les collines l’enferment comme un vallon et lui font une ceinture de noirs sapins. On dit que les vieux Pélasges, qui jadis furent les premiers occupants du territoire latin, l’avaient consacré avec un jour de fête à Silvain, dieu des champs et des troupeaux. Non loin de là Tarchon et les Tyrrhéniens avaient assis leur camp que la position fortifiait; et de la haute colline on pouvait voir toute leur levée de troupes et leurs tentes dans la vaste plaine. Énée et la jeune élite guerrière entrent sous ce bois et, fatigués, se reposent, eux et leurs montures.
Vénus, cependant, qui avait traversé toute brillante les nuages éthérés, était là avec ses présents. Elle vit à l’écart, au fond de la vallée, son fils, séparé de ses compagnons, sur le frais rivage du fleuve et lui adressa ces mots en se montrant à lui: «Voici ce qu’a fait mon époux, l’œuvre d’un art que je t’avais promis; n’hésite pas, mon fils, à défier bientôt au combat les superbes Laurentes et l’impétueux Turnus.» Ainsi parle la Cythérée et elle vient embrasser son fils et déposer en face de lui, sous un chêne, les armes flamboyantes.
Lui, heureux des présents de sa mère et d’une telle magnificence, n’en pouvait rassasier ses yeux; il les parcourait l’un après l’autre; il admirait et retournait dans ses mains, entre ses bras, la terrible aigrette et le casque aux flammes menaçantes; l’épée chargée de mort; l’épaisse cuirasse d’airain, d’un rouge de sang, énorme, pareille à la nuée d’azur embrasée d’un soleil dont elle projette au loin les rayons; les cuissards polis, d’électre et d’or deux fois forgés; et la lance et le bouclier à l’indescriptible contexture.
Sur ce bouclier l’Ignipotent, qui n’ignorait pas les prophéties et qui savait l’avenir, avait gravé l’histoire de l’Italie et les triomphes romains. On y voyait toute la race des futurs descendants d’Ascagne et leurs guerres successives. Dans l’antre verdoyant de Mars, la louve, qui venait de mettre bas, y était représentée; les deux enfants jouaient pendus à ses mamelles et tétaient leur nourrice sans trembler. Elle, la tête mollement tournée vers eux, les caressait l’un après l’autre et façonnait leurs corps en les léchant. Non loin de là, c’était Rome et les Sabines indignement enlevées dans l’hémicycle, au milieu des Grands Jeux du Cirque; puis la guerre tout à coup surgie entre les Romulides et le vieux Tatius, roi des austères Sabins de Cures; puis, ayant mis fin à leurs luttes, les mêmes princes, debout en armes devant l’autel de Jupiter, tenaient une coupe et scellaient leur alliance dans le sang d’une truie. Tout près, de rapides quadriges en sens contraire écartelaient Mettus (que ne restais-tu fidèle à ta parole, Albain!); Tullus traînait les entrailles du perfide à travers la forêt, et les buissons arrosés dégouttaient de sang. Ailleurs Porsenna enjoignait aux Romains de recevoir Tarquin, qu’ils avaient chassé, et tenait la ville sous la pression d’une immense armée; mais les descendants d’Énée se ruaient aux armes pour la liberté; et vous auriez vu Porsenna pareil à celui qui s’indigne et qui menace, parce que Coclès osait rompre le pont et Clélie, brisant ses chaînes, traverser le fleuve à la nage.
Au sommet du bouclier, le gardien de la roche Tarpéienne, Manlius, debout devant le temple, occupait le haut du Capitole; et la cabane royale de Romulus se hérissait d’un chaume qu’on venait de renouveler. Là, une oie d’argent, battant des ailes sous un portique d’or, annonçait la présence des Gaulois au seuil de la ville. Les Gaulois étaient là au milieu des broussailles et cherchaient à occuper la citadelle, protégés par les ténèbres à la faveur d’une nuit opaque. Leur chevelure était d’or et d’or leur vêtement; leurs sayons, rayés de bandes luisantes. Leurs cous blancs comme du lait étaient cerclés d’or; chacun d’eux fait miroiter à sa main deux javelots des Alpes; et de longs boucliers protègent leur corps. Là encore, Vulcain avait figuré les danses bondissantes des Saliens, les Luperques nus et les aigrettes de laine et les anciles tombés du ciel; les chastes matrones, dans leurs souples carrosses, conduisaient par la ville les images sacrées. Plus loin, c’est le séjour du Tartare, les profondeurs de Pluton, les châtiments des scélérats et toi, Catilina, que menace le rocher où tu es suspendu et que les Furies épouvantent. Les justes sont à part et Caton leur donne des lois.