Épouvantés, les Troyens en déroute prennent la fuite, se dispersent, et si, dans ce moment, l’idée était venue au vainqueur de rompre lui-même les barrières et d’ouvrir les portes à ses guerriers, c’eût été le dernier jour de la guerre et de la nation troyenne. Mais la fureur qui le brûle et la passion démente du carnage l’ont jeté au milieu des rangs ennemis. Il s’attaque d’abord à Phaléris et à Gygès dont il coupe le jarret; il saisit leurs javelots et les fait pleuvoir sur le dos des fuyards. Junon lui prête forces et courage. Il ajoute comme compagnons à ses victimes Halys, Phégée dont il perce le bouclier; Alcandre, Halius, Noëmon, Prytanis qui ne savaient rien et qui continuaient de combattre sur les remparts. Lyncée marchait contre lui et appelait ses compagnons; Turnus le prévient, l’épée haute, l’attaque à droite au moment où il descend du talus et, d’un seul coup d’épée, fait rouler au loin sa tête et son casque. Puis il immole Amycus, le destructeur des bêtes sauvages, le chasseur le plus habile à tremper les traits et à armer le fer de sucs empoisonnés; Clytius fils d’Éole, Créthée chéri des Muses, Créthée leur compagnon, qui aimait tant les chants et la cithare et les rythmes sur les cordes bien tendues; il chantait toujours les chevaux, les armes des guerriers et les batailles.
Enfin les chefs troyens, Mnesthée et l’impétueux Séreste, ont appris le massacre des leurs; ils voient leurs soldats dispersés, l’ennemi dans les murs; et Mnesthée s’écrie: «Où voulez-vous fuir? Où courez-vous? Avez-vous d’autres murs, d’autres fortifications? Un seul homme, citoyens, et encore entouré de tous côtés par vos retranchements, aura donc fait impunément un tel carnage dans cette ville et aura précipité chez Orcus l’élite de notre jeunesse? Lâches que vous êtes, vous n’avez donc ni honte ni pitié de votre malheureuse patrie, de vos anciens dieux, du grand Énée?» Ces paroles sont du feu pour les Troyens; ils reprennent de l’assurance, et font face à l’ennemi, les rangs serrés. Turnus peu à peu se retire de la mêlée, se rapproche du fleuve et de la partie du camp baignée par ses eaux. Les Troyens ne l’en pressent qu’avec plus d’ardeur en poussant de grands cris, et leur nombre grossit. Lorsqu’une troupe de chasseurs accable un lion féroce et lui présente ses épieux menaçants, l’animal terrifié mais terrible, les yeux farouches, recule; sa fureur et sa vaillance lui défendent de tourner le dos; et, malgré son désir, il ne saurait s’élancer contre les hommes à travers leurs traits; ainsi Turnus incertain lâche pied lentement, et son âme bout de colère. Deux fois même il fonce sur le gros des ennemis et deux fois il les met en déroute le long des remparts; mais bientôt toutes les troupes de toutes les parties du camp se sont réunies contre lui, et la Saturnienne Junon n’ose plus soutenir ses forces; car, du ciel, Jupiter a envoyé à sa sœur l’aérienne Iris porteuse d’ordres fermes, si Turnus ne s’éloigne pas des hauts remparts troyens. Ainsi abandonné, le jeune homme ne peut plus résister ni de l’épée ni du bouclier; il est enseveli sous la grêle des traits qu’on lui lance de toutes parts. Les projectiles crépitent sur son casque sonore autour des tempes; son armure d’airain d’une seule pièce se fend sous le choc des pierres; son panache est arraché, éparpillé; son bouclier ne suffit plus à repousser les coups. Les Troyens avec leurs lances, Mnesthée lui-même pareil à la foudre, redoublent leurs assauts. La sueur ruisselle sur tout son corps et, mêlée à la poussière, l’inonde d’un flot noirâtre. Il peut à peine respirer; un halètement pénible secoue ses membres las. Enfin, d’un bond, la tête en avant, il s’est précipité dans le fleuve avec toutes ses armes. Le fleuve l’a reçu dans son gouffre et l’a soulevé mollement sur ses eaux blondes, puis, lavé du carnage, l’a rendu joyeux à ses compagnons.
LIVRE X
Cependant le tout-puissant Olympe ouvre ses portes; le père des dieux et le souverain des hommes convoque l’assemblée des immortels dans la résidence étoilée d’où son regard plonge sur toutes les terres, sur le camp des descendants de Dardanus et sur les peuples latins. Les dieux prennent place dans le palais ouvert à deux battants; et Jupiter prend la parole.
«Augustes habitants du ciel, pourquoi ce changement de résolution et ces hostilités entre vous et cet acharnement? Je n’avais pas permis que l’Italie entrât en guerre avec les Troyens. Que signifie cette discorde qui enfreint mes commandements? Quelle crainte a persuadé ou à ceux-ci ou à ceux-là de s’armer et d’attaquer? Le temps viendra marqué pour les combats; il est inutile de le hâter; il viendra quand la farouche Carthage s’ouvrira les Alpes et lancera contre les collines romaines un immense désastre. Les haines auront alors licence de s’affronter et de se livrer au pillage. Maintenant, tenez-vous en repos, et entendez-vous de bon cœur, selon mon désir.»
Jupiter n’en dit pas davantage. Vénus, belle comme l’or, lui répondit plus longuement: «Ô père, ô puissance éternelle qui règne sur les hommes et sur le monde, car, si ce n’est toi, qui pourrions-nous implorer? Tu vois les insultes des Rutules, et au milieu d’eux Turnus emporté par ses chevaux sans pareils, et l’orgueilleuse ruée de ce favori de Mars? Leurs remparts n’enferment plus les Troyens, ne les protègent plus. C’est dans leur enceinte, jusqu’au milieu de leurs retranchements, que les combats se livrent; et leur sang inonde les fossés. Énée absent n’en sait rien. Ne permettras-tu jamais qu’ils soient délivrés d’un siège? De nouveau, l’ennemi menace les murs d’une Troie renaissante; une nouvelle armée l’enveloppe; de nouveau le fils de Tydée se lèvera de l’Étolienne Arpi contre les Troyens. En vérité, je le crois, il ne me reste qu’à recevoir encore une blessure. Moi, ta fille, je n’ai plus qu’à attendre le coup de lance d’un homme. Si c’est sans ton congé et malgré toi que les Troyens ont abordé en Italie, qu’ils expient leur faute; et refuse-leur ton secours. Mais si, en y venant, ils ont obéi à tant d’oracles des dieux et des Mânes, pourquoi peut-on aujourd’hui renverser tes ordres et fonder de nouveaux destins? Faut-il te rappeler les navires incendiés sur le rivage du mont Éryx? le roi des tempêtes et la fureur des vents déchaînés de l’antre d’Éole? la mission d’Iris envoyée du haut des nues? Jusqu’ici l’empire de Pluton était resté en dehors de ces violences; mais aujourd’hui Junon soulève les Mânes, et Allecto, lâchée soudain parmi les hommes, fait la bacchante à travers les villes italiennes. Les promesses d’un empire n’éveillent plus rien en notre cœur. Nous y avons cru, tant que la fortune fut avec nous. Qu’ils soient vainqueurs, ceux dont tu veux la victoire. S’il n’y a point de région que ta dure épouse veuille donner aux Troyens, je t’en supplie, ô mon père, par les ruines de Troie et ses débris fumants, accorde-moi de retirer Ascagne sain et sauf des périls de la guerre, laisse-moi garder un petit-fils. Qu’Énée soit ballotté, j’y consens, sur des flots inconnus et qu’il suive la route, quelle qu’elle soit, que lui ouvrira la Fortune; mais que mon pouvoir aille jusqu’à protéger cet enfant et à le soustraire aux cruautés de la bataille. Amathonte est à moi et la haute Paphos et Cythère et mon palais d’Idalie; fais que, ses armes déposées, il y passe obscurément sa vie. Ordonne que toute la domination de Carthage s’appesantisse sur l’Ausonie; et le Tyrien n’aura rien à redouter d’ici. Que sert d’avoir échappé au fléau de la guerre, de s’être ouvert un passage à travers les feux grecs et d’avoir épuisé tant de dangers sur les mers et sur la vaste terre, quand les Troyens cherchaient le Latium et une seconde Pergame? N’eût-il pas mieux valu pour eux fouler les dernières cendres de leur patrie et la terre où fut Troie? Rends le Xanthe et le Simoïs, je t’en prie, à ces malheureux; accorde, père, aux Troyens de revivre les épreuves d’Ilion.»