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Alors il appelle trois fois Énée de sa grande voix. Énée l’a certainement reconnu et joyeux il s’écrie sur le ton de la prière: «Fasse le père des dieux, fasse le puissant Apollon que tu veuilles te mesurer avec moi!» Il ne prononce que ces mots, et, la lance en arrêt, s’avance à sa rencontre. Et Mézence s’écrie: «Tu essaies de m’effrayer, cruel, après m’avoir ravi mon fils! Tu n’avais pas d’autre moyen de me faire périr. La mort ne nous inspire aucune horreur; il n’y a pas un dieu que nous ne bravions. Cesse. Je viens en homme qui va mourir; mais d’abord, reçois ces dons de ma main!» Il dit et lance à l’ennemi un javelot, puis un autre, encore un autre et décrit un vaste cercle autour de lui. Le bouclier d’or résiste. Trois fois autour du Troyen debout Mézence fait tourner son cheval sur sa gauche, jetant des traits. Trois fois le héros Troyen tourne sur lui-même en présentant son bouclier d’airain où s’enfonce une monstrueuse forêt de javelots. Puis dégoûté de tous ces retardements, de tous ces traits qu’il faut arracher, de cette lutte inégale et épuisante, il réfléchit, s’élance et le cheval de guerre reçoit sa javeline entre ses tempes creuses. Le quadrupède se cabre tout droit, frappe l’air de ses sabots, désarçonne son cavalier et, tombant sur lui la tête en avant, l’embarrasse et, l’épaule démise, l’accable de son poids. Troyens et Latins enflamment le ciel de leurs clameurs. Énée accourt et, tirant son épée du fourreau, dit penché sur lui: «Où est maintenant le terrible Mézence et sa sauvage violence?» Le Tyrrhénien lève les yeux en l’air, retrouve le ciel et reprend ses esprits: «Ennemi amer, pourquoi ces injures et ces menaces de mort? Tu peux m’égorger sans crime. Ce n’est pas avec la pensée d’être épargné que je suis venu te combattre, et mon cher Lausus n’a point conclu avec toi de pacte semblable. Je ne t’adresse qu’une prière, si toutefois des ennemis vaincus ont droit à quelque faveur: souffre que la terre recouvre mon corps. Je sais que les miens m’entourent d’une haine acharnée: je t’en prie, défends-moi de leur fureur et accorde-moi d’être réuni à mon fils dans le même tombeau.» Ayant ainsi parlé il reçoit dans la gorge l’épée attendue et rend l’âme avec un flot de sang qui baigne ses armes.

LIVRE XI

Cependant l’Aurore qui surgit a quitté l’Océan. Énée, bien que le souci d’ensevelir ses compagnons le pressât et bien que son âme fût bouleversée par toutes ces morts, s’empressait, dès le point du jour, d’accomplir dans sa victoire les vœux qu’il avait faits aux dieux. Il dresse sur un tertre un énorme chêne qu’il a ébranché de tous ses rameaux et il le revêt d’armes resplendissantes, les dépouilles du chef Mézence, un trophée pour toi, dieu puissant de la guerre. Il y fixe l’aigrette du guerrier avec sa rosée de sang, et les javelots brisés, et la cuirasse atteinte et percée en douze endroits. Il attache au bras gauche du simulacre le bouclier d’airain et il suspend à son cou l’épée au fourreau d’ivoire. Alors environné de toute la troupe des chefs qui se serrait autour de lui, il exhorte en ces termes ses compagnons triomphants:

«Guerriers, le plus fort de notre tâche est fait; ne craignez rien pour ce qui nous reste à faire. Les voici, les dépouilles, les prémices de la victoire, enlevées sur un roi superbe; et voici Mézence tel qu’il est sorti de mes mains. Maintenant nous n’avons qu’à marcher vers le roi et les murs des Latins. Préparez vos cœurs au combat et soyez tout à la pensée et à l’attente de la bataille de façon qu’aucun obstacle ne vous surprenne et ne vous arrête, qu’aucune crainte, aucune incertitude ne vous ralentisse, dès que les dieux d’en haut nous permettront d’arracher les enseignes et de faire sortir notre jeunesse des retranchements. En attendant, confions à la terre les corps de nos compagnons sans sépulture: c’est le seul honneur dans les profondeurs de l’Achéron. Allez, dit-il, rendez ces devoirs suprêmes à ces âmes d’élite dont le sang nous a conquis cette patrie. Avant tout envoyons à la ville en larmes d’Évandre le corps de Pallas: ce n’est pas la valeur qui lui a manqué; mais un jour d’horreur nous l’a ravi et l’a plongé bien avant l’heure dans la nuit de la mort.»

Ainsi parle Énée en pleurant et il retourne à sa demeure, où le cadavre de Pallas est exposé sous la garde du vieil Acétès, qui avait été l’écuyer de l’Arcadien Évandre, mais qui, sous de moins heureux auspices, avait été donné comme compagnon à son cher élève. Autour du mort se pressait toute la troupe de ses serviteurs, et les Troyens, et les femmes d’Ilion, les cheveux dénoués selon l’usage funèbre. Aussitôt qu’Énée se montra sous la haute porte, elles se frappèrent la poitrine et poussèrent vers le ciel de profonds gémissements; la demeure royale retentit de leurs cris lugubres. À la vue de la tête appuyée et du visage de Pallas blanc comme la neige, devant la blessure ouverte dans sa poitrine d’adolescent par la javeline ausonienne, Énée ne put retenir ses larmes: «Fallait-il donc, dit-il, ô jeune homme digne de pitié, qu’à l’heure où la Fortune me souriait, elle m’enviât un ami tel que toi, et ne te permît point de voir mon royaume et de retourner vainqueur au foyer paternel? Ce n’est pas, au moment du départ, ce que j’avais promis de toi à ton père Évandre lorsqu’on m’embrassant il m’envoyait à la conquête d’un grand empire et m’avertissait que nos ennemis étaient vaillants et que j’allais combattre une rude nation. En ce moment même, séduit par une vaine espérance, peut-être forme-t-il des vœux, charge-t-il les autels de ses offrandes; et nous, en deuil, nous accompagnons de vains honneurs ce jeune homme sans vie qui ne doit plus rien aux dieux du ciel. Infortuné, tu verras les cruelles funérailles de ton fils! Voilà donc ce retour que nous espérions, ce triomphe que tu attendais, cette promesse solennelle que je t’avais faite! Du moins, Évandre, tu n’auras pas sous les yeux des blessures dont tu puisses rougir, reçues en fuyant, et tu n’auras pas à souhaiter, toi, le père, pour un fils qui aurait sauvé sa vie, que la mort ensevelisse son déshonneur. Hélas! quel soutien perd l’Ausonie, et que ne perds-tu pas, Iule!»

Cette plainte exhalée, il ordonne la levée de ce corps si pitoyable et charge mille guerriers choisis dans toute son armée de l’escorter par un suprême honneur et de mêler leurs larmes à celles du père, petite consolation pour un si grand deuil, mais due à la douleur paternelle. On s’empresse aussitôt de tresser les claies d’un brancard flexible avec des branches d’arbousier et de chêne; et on dresse un lit funèbre ombragé de verdure. On y dépose sur une haute couche d’herbes le jeune homme: telle, cueillie par une main virginale, la fleur de la tendre violette ou de la languissante hyacinthe; elle n’a encore perdu ni son éclat ni sa beauté, mais la terre maternelle ne la nourrit plus et n’entretient plus sa vigueur. Alors Énée fit apporter deux vêtements de pourpre, tout raides d’or: la Sidonienne Didon, heureuse de travailler pour lui, les avait faits elle-même, de ses mains, et en avait nuancé la trame de fils d’or. Il revêt tristement le jeune homme d’une de ces deux robes, dernier honneur; et de l’autre il couvre comme d’un voile ses cheveux promis aux flammes. Puis il fait entasser de nombreuses dépouilles des Laurentes vaincus, butin que portera une longue file d’hommes. Il y ajoute des chevaux et des armes conquis sur l’ennemi. Enchaînées, les mains derrière le dos, des victimes offertes aux mânes arroseront de leur sang les feux du bûcher funèbre. Il donne l’ordre aux chefs de se charger eux-mêmes des trophées revêtus d’armes ennemies où seront inscrits les noms des vaincus. On amène le malheureux Acétès accablé par l’âge, meurtrissant tantôt sa poitrine de ses poings, tantôt son visage de ses ongles; et il se jette à terre et s’y étend de tout son corps. On amène aussi les chars arrosés du sang rutule. Derrière eux, sans ornement, le cheval de guerre de Pallas, Æthon, s’avance: il pleure et de grosses larmes mouillent sa face. D’autres guerriers tiennent dans leurs mains la lance et le casque du jeune homme; car, pour le reste, c’est le vainqueur Turnus qui le possède. À la suite viennent, lugubre phalange, tous, Troyens, Tyrrhéniens, Arcadiens, leurs armes renversées. Lorsque ce cortège se fut déployé dans toute sa longueur, Énée s’arrêta et dit encore avec un profond soupir: «La même affreuse destinée de la guerre nous appelle maintenant à verser d’autres larmes. Adieu pour toujours, ô grand Pallas; pour toujours adieu!» Et, sans rien ajouter, il reprenait le chemin vers les hautes murailles et regagnait le camp.

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