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Acron était venu du territoire antique de Corythe, Grec d’origine, obligé par l’exil de laisser son hymen en suspens. Mézence le voit qui porte le désordre au loin, parmi ses bataillons, sous le panache éclatant et l’écharpe de pourpre, présent de sa fiancée. Comme un lion à jeun qui parcourt les forêts profondes, poussé par une faim furieuse, s’il aperçoit par hasard une chevrette fugitive ou un cerf à la haute ramure, ouvre avec joie sa gueule monstrueuse et, la crinière hérissée, s’étend sur sa proie et s’attache à ses entrailles; sa gueule cruelle est affreusement baignée de sang: ainsi Mézence se rue allègrement au plus épais des ennemis. Le malheureux Acron est abattu, de ses talons il frappe le sol noir en expirant et ensanglante le trait brisé dans son corps. Le même Mézence n’a pas daigné abattre Orodès qui fuyait ni lui lancer avec son javelot une obscure blessure. Il court, le dépasse, lui fait face, homme contre homme, et veut le vaincre non par la ruse, mais par la force des armes. Alors sur l’homme terrassé appuyant son pied et sa lance: «Le voici qui gît à terre le haut Orodès, un des grands rôles de la guerre.» Ses compagnons qui le suivent entonnent un joyeux péan. Mais le moribond dit: «Qui que tu sois, mon vainqueur, je ne mourrai pas sans vengeance et tu ne te réjouiras pas longtemps. Un destin pareil au mien t’attend et tu seras bientôt, comme moi, couché sur cette terre.» Mézence lui répond avec un sourire de colère: «En attendant, meurs. Pour moi, le père des dieux et le roi des hommes verra ce qu’il doit faire.» Cela dit, il a retiré le trait du corps de son ennemi. Un dur repos, un sommeil de fer appesantit les yeux du vaincu qui se ferment pour la nuit éternelle. Cœdicus tue Alcathous, Sacrator Hydaspe, Rapo Parthénius et le robuste Orsès; Messape, Clonius et le Lycaonien Érichsetès: l’un jeté à terre par la chute de son cheval sans frein; l’autre, combattant à pied. À pied aussi le Lycien Agis s’était porté en avant: Valérus, qui n’a pas dégénéré de la valeur de ses ancêtres, l’abat. Thronius est tué par Salius, Salius par Néalcès, l’un et l’autre victimes de la ruse, celui-ci d’un javelot lancé de loin, celui-là d’une flèche imprévue.

Déjà le terrible Mars égalisait entre les deux camps le deuil et les funérailles. Tour à tour vainqueurs et vaincus, ils massacraient et tombaient également, et, pas plus les uns que les autres, ne songeaient à fuir. Dans le palais de Jupiter les dieux prennent en pitié la vaine fureur des deux partis et le sort des mortels condamnés à de telles souffrances. Ici Vénus, là Junon la Saturnienne regardent la mêlée. La pâle Tisiphone fait rage parmi ces milliers de combattants.

Et voici que Mézence, brandissant une énorme lance, bouillant de rage, s’avance dans la plaine. Comme le gigantesque Orion, lorsqu’il franchit à pied les gouffres de Nérée où il s’ouvre un chemin au milieu des eaux qu’il surpasse de l’épaule, ou encore lorsque, rapportant du sommet des montagnes un orne chargé d’années, il marche sur la terre, la tête cachée par les nuages: ainsi Mézence s’avance sous ses vastes armes. Énée, qui le cherchait des yeux dans la longue file des ennemis, se prépare à l’attaquer. Mézence attend sans se troubler ce magnanime adversaire; et sa masse fait de lui un bloc. Dès qu’il a mesuré dans l’espace la portée d’une javeline: «Que ce bras qui est mon dieu, dit-il, et ce trait que je brandis me soient favorables! Je fais vœu, ô Lausus, de te revêtir des dépouilles de ce bandit: tu seras le trophée de ma victoire sur Énée.» Il dit: de loin la javeline siffle et vole. Rejetée par le bouclier d’Énée, elle s’enfonce plus loin entre le flanc et le bas-ventre du noble Antorès, Antorès le compagnon d’Hercule, qui, parti d’Argos, s’était attaché à Évandre et avait fixé sa demeure dans une ville italienne. L’infortuné est couché par terre sous ce trait destiné à un autre; il lève les yeux vers le ciel et se souvient en mourant de la douce Argos. Alors le pieux Énée lance sa javeline. À travers l’orbe creux au triple airain, à travers le tissu des trois couches de toile et des trois peaux de taureau, elle s’est arrêtée dans l’aine de Mézence, au plus bas, et n’a pas eu la force de pénétrer plus avant. Aussitôt Énée, joyeux de voir le sang du Tyrrhénien, dégaine et presse furieusement son ennemi qui se trouble. Lausus pousse un profond gémissement devant le danger que court son père bien-aimé; et des larmes roulent sur ses joues.

Je ne tairai point ici ton nom ni ta mort prématurée ni ton admirable dévouement, si toutefois la lointaine postérité peut croire à une aussi belle action, ô jeune homme dont on doit conserver la mémoire.

Lâchant pied, impuissant, ses mouvements entravés, Mézence reculait et traînait à son bouclier la javeline ennemie. Le jeune homme s’est élancé, s’est mêlé aux combattants, et, lorsque, le bras levé, Énée allait porter le coup, il s’est jeté devant l’épée troyenne qu’il arrête en la retardant. Ses compagnons applaudissent à grands cris pendant que, sous la protection du bouclier filial, le père se retirait; puis ils lancent leurs traits et, de loin, s’efforcent de mettre l’ennemi en déroute à coups de projectiles. Énée furieux se ramasse sous ses armes. Lorsque les nuages se précipitent en torrents de grêle, tous les laboureurs, tous les paysans de la plaine s’enfuient; le voyageur cherche pour s’y cacher un sûr refuge sous la rive d’un fleuve ou sous la voûte d’un haut rocher; tant que la pluie tombe, ils attendent le retour du soleil, afin d’accomplir le travail de la journée: ainsi, accablé des traits qui partent de tous les côtés, Énée soutient cette rafale guerrière et attend qu’elle s’apaise. C’est Lausus qu’il apostrophe, Lausus qu’il menace. «Où cours-tu à la mort? Pourquoi oser plus que tes forces? Tu te laisses égarer imprudemment par ta piété filiale.» Lausus ne s’en livre pas moins à l’emportement de sa témérité. La colère du chef troyen grandit, devient plus farouche; et les Parques rassemblent les derniers fils de la vie de Lausus. Énée lui enfonce sa solide épée au milieu du corps et l’y plonge entièrement. La pointe a traversé le bouclier rond, faible armure pour tant de provocation, et la tunique que sa mère avait tissée d’or souple; sa poitrine se remplit de sang; son âme quitte son corps, s’exhale dans les airs et tristement s’en va chez les Mânes. Mais lorsque le fils d’Anchise a vu le visage du mourant et son extraordinaire pâleur, il a poussé un profond gémissement de pitié et lui a tendu la main: l’image de la tendresse filiale lui serre le cœur. «Ô pitoyable jeune homme, que peut faire le pieux Énée pour ta gloire? Que te donner qui soit digne d’une si belle âme? Garde les armes qui faisaient ta joie. Je te rends aux Mânes et à la cendre de tes pères, si tu peux encore en être touché. Du moins, dans ton malheur, console-toi de ta déplorable mort en songeant que tu es tombé de la main du grand Énée.» Il est le premier à gourmander les compagnons du jeune homme qui hésitent, et il soulève lui-même le corps dont les cheveux, tressés à la mode étrusque, étaient tout souillés de sang.

Cependant, près des flots du Tibre, le père étanchait d’eau courante sa blessure et se délassait, appuyé sur un tronc d’arbre. À quelques pas de lui, son casque d’airain était suspendu à une branche, et ses lourdes armes étaient couchées sur l’herbe. Debout, l’élite de ses hommes l’entourait. Lui-même affaibli, haletant, il laissait tomber sa tête, et sa barbe épaisse se répandait sur sa poitrine. Sans cesse il demandait où en était Lausus; il lui avait dépêché messager sur messager pour le rappeler et lui porter ses ordres de père inquiet. Et voici que ses compagnons apportaient, en pleurant, sans vie, étendu sur ses armes, le grand Lausus victime d’une grande blessure. De loin, le cœur de Mézence, qui pressentait le malheur, a compris leur gémissement. Il souille de poussière ses cheveux blancs; il tend ses deux mains vers le ciel; il s’attache au cadavre: «Étais-je donc assez possédé du désir de vivre, ô mon enfant, s’écrie-t-il, pour souffrir que le fils engendré par moi prît ma place sous les coups de l’ennemi? Moi, ton père, devrai-je donc mon salut à tes blessures? Vivrai-je de ta mort? Hélas, c’est maintenant que je sens la misère de l’exil. C’est maintenant que la blessure est profonde. Et moi, mon fils, toujours moi, j’ai imprimé une flétrissure sur ton nom, chassé par la haine du trône et du sceptre paternels. J’aurais dû payer ma dette à ma patrie et au ressentiment des miens. Que n’ai-je, par mille morts, offert volontairement en expiation une vie coupable! Et je vis encore. Je n’ai pas encore quitté les hommes et la lumière. Mais je les quitterai.» À peine a-t-il parlé, il se soulève sur sa cuisse blessée; malgré la profondeur de sa blessure qui ralentit ses mouvements, il n’est pas abattu et ordonne qu’on lui amène son cheval: c’était sa joie, sa consolation; avec lui il était sorti vainqueur de tous les combats. La bête était triste; il lui parle ainsi: «Rhèbe, nous avons vécu longtemps ensemble, si les mortels peuvent jamais parler de longue durée. Aujourd’hui, vainqueur, tu rapporteras les dépouilles et la tête du sanguinaire Énée et tu vengeras avec moi la perte de Lausus, ou, si nous ne parvenons pas à nous ouvrir un chemin, avec moi tu succomberas, car je ne pense pas, ô valeureux animal, que tu acceptes de subir les ordres d’un étranger et d’avoir pour maîtres des Troyens.» Il dit et se place sur la croupe du cheval qui sent son poids accoutumé; il a chargé ses mains de javelots acérés. Sa tête, toute brillante d’airain, se hérisse d’une aigrette de crins. Il se précipite ainsi au milieu des bataillons. Dans un seul cœur bouillonnent une honte immense, de la folie mêlée à de la douleur, [un furieux amour paternel et la conscience de sa valeur].

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