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Virgile

L’Enéide

L’Enéide - pic_1.jpg

Traduction André Bellessort

LIVRE PREMIER

Je chante les armes et le héros qui, premier entre tous, chassé par le destin des bords de Troie, vint en Italie, aux rivages où s’élevait Lavinium. Longtemps, et sur terre et sur mer, la puissance des Dieux d’En Haut se joua de lui, à cause du ressentiment de la cruelle Junon; et longtemps aussi la guerre l’éprouva en attendant qu’il eût fondé sa ville et transporté ses dieux dans le Latium: ce fut là l’origine de la race latine, des Albains nos pères, et, sur les hauteurs, des remparts de Rome.

Muse, rappelle-moi les causes; dis-moi pour quelle atteinte à ses droits sacrés, pour quelle blessure, la reine des dieux précipita un homme d’une insigne piété dans un tel enchaînement de malheurs et devant de si rudes épreuves. Entre-t-il tant de colère dans les âmes divines?

Jadis une ville occupée par des colons tyriens, Carthage, regardait de loin l’Italie et les bouches du Tibre, opulente et passionnément âpre à la guerre. Junon la préférait, dit-on, à tout autre séjour, même à Samos. Là étaient ses armes; là était son char. Si les destins ne s’y opposent pas, elle rêve et s’efforce déjà d’en faire la reine des nations. Mais elle avait ouï dire que du sang troyen naissait une race qui renverserait un jour cette citadelle tyrienne et qu’un peuple, roi partout et superbe dans la guerre, en sortirait pour la ruine de la Libye: tel est le sort filé par les Parques. C’est sa crainte; et le souvenir des anciennes batailles qu’elle a livrées devant Troie, au premier rang, pour sa chère Argos, n’est pas encore sorti de l’esprit de la Saturnienne, non plus que la cause de sa haine et ses farouches ressentiments: au fond de son cœur vivent toujours le jugement de Paris, le mépris injurieux de sa beauté, une race odieuse, l’enlèvement et les honneurs de Ganymède. Elle en brûlait encore et repoussait loin du Latium, ballotté sur l’étendue des mers, ce qui restait de Troyens échappés aux Grecs et à l’implacable Achille. Depuis de longues années, ils erraient, poussés par les destins, de rivage en rivage. Tant c’était une lourde masse à émouvoir que de fonder la nation romaine!

À peine, hors de la vue des côtes siciliennes, les vaisseaux troyens faisaient voile vers la haute mer et soulevaient de leur proue d’airain l’écume salée, que Junon, son éternelle blessure au cœur, se dit à elle-même: «Moi, vaincue, renoncer à mon entreprise et m’avouer incapable d’écarter de l’Italie le roi des Troyens! Assurément les destins me le défendent. Mais Pallas n’a-t-elle pu brûler la flotte des Grecs et les engloutir eux-mêmes pour la faute et la folie du seul Ajax, fils d’Oïlée? Elle a lancé du haut des nuages la foudre rapide de Jupiter, dispersé les navires, bouleversé les flots au souffle des vents; elle a saisi dans un tourbillon le malheureux, qui transpercé vomissait des flammes, et l’a cloué à la pointe d’un roc: et moi qui marche la reine des dieux, moi la sœur et l’épouse de Jupiter, j’en suis depuis tant d’années à guerroyer contre un seul peuple! Qui, après cela, peut adorer la puissance de Junon ou viendra en suppliant apporter des offrandes à ses autels?»

Ainsi s’agitait son cœur enflammé: elle arrive en Éolie, patrie des orages, terre grosse des autans furieux. Là, dans une vaste caverne, le roi Éole fait peser son empire sur les vents rebelles et les tempêtes sonores; il les tient emprisonnés et enchaînés; mais eux s’indignent, remplissent la montagne de leurs grondements et frémissent autour de leurs barrières. Assis sur le roc le plus élevé, Éole, le sceptre à la main, amollit leurs âmes et tempère leur courroux. Sinon, la mer, la terre, les profondeurs du ciel seraient certainement emportées dans leur course et balayées à travers l’espace. Mais, craignant cela, le Père tout-puissant les a enfermés dans des antres noirs sous l’entassement et la masse de hautes montagnes et leur a donné un roi qui, d’après un pacte immuable et selon ses ordres, sût les retenir ou leur lâcher les rênes.

C’est à lui que Junon s’adresse suppliante: «Éole, toi qui tiens du père des dieux et du roi des hommes le pouvoir d’apaiser et de soulever les flots au gré des vents, une race, mon ennemie, navigue sur la mer tyrrhénienne. Elle porte en Italie Ilion et ses Pénates vaincus. Déchaîne les vents, submerge la flotte de ces Troyens, abîme-la, ou disperse-les et sème la mer de leurs cadavres. J’ai quatorze Nymphes de formes admirables, et Déiopée en est la plus belle. Je l’unirai à toi d’un lien indissoluble et je te la donnerai pour toujours. Ce sera la récompense de tes services, qu’elle te consacre toute sa vie et qu’elle te fasse le père de beaux enfants.»

Éole lui répond: «C’est à toi, reine, de bien savoir ce que tu désires; pour moi, mon devoir est de prendre tes ordres. Je te dois tout ce que j’ai de royauté, mon sceptre, la faveur de Jupiter, le lit où je m’étends au banquet des dieux, ma puissance sur les orages et les tempêtes.»

À ces mots, du fer de sa lance, il a frappé violemment sur le flanc de la montagne creuse. Les vents, comme formés en colonne, se ruent par la porte qui s’ouvre, et la terre n’est plus qu’un tourbillon. Ils se sont jetés sur la mer; l’Eurus, le Notus, l’Africus chargé d’ouragans, se conjurent, l’arrachent tout entière de ses profonds abîmes et roulent sur les rivages des lames énormes. Les clameurs des hommes se mêlent au cri strident des câbles. Les nuages dérobent subitement aux yeux des Troyens le ciel et le jour. Une nuit ténébreuse se couche sur les eaux. Les cieux tonnent; l’air s’illumine criblé d’éclairs. Les hommes ne voient autour d’eux que la présence de la mort. Énée sent tout à coup ses membres glacés. Il gémit et, les paumes de ses mains tendues vers les astres: «Trois et quatre fois heureux, s’écrie-t-il, ceux qui, sous les yeux de leurs parents, devant les hauts murs de Troie, eurent la chance de trouver la mort! Ô fils de Tydée, le plus courageux de la race des Grecs, que n’ai-je pu tomber dans la plaine d’Ilion et rendre l’âme sous tes coups, là où le fer de l’Æacide étendit le farouche Hector, là où fut terrassé l’énorme Sarpédon, là où le Simoïs a saisi et roulé dans son onde tant de boucliers, de casques et de robustes corps!»

Comme il jetait ces mots, la tempête, où l’Aquilon siffle, frappe en plein sa voile et soulève les flots jusqu’au ciel. Les rames se brisent; la proue vire et découvre aux vagues le flanc du vaisseau; et aussitôt arrive avec toute sa masse une abrupte montagne d’eau. Les uns restent suspendus à la cime; les autres au fond du gouffre béant aperçoivent la terre; l’eau et le sable bouillonnent furieusement. Le Notus fait tournoyer trois navires et les jette sur des rocs cachés (ces rocs que les Italiens nomment Autels, et qui, au milieu de la mer, en affleurent la surface comme un dos monstrueux). L’Eurus en précipite trois autres de la haute mer sur des bas fonds, des Syrtes, pitoyable spectacle! et les broie contre les écueils ou les enlise dans les sables. Celui qui portait les Lyciens et le loyal Oronte, sous les yeux même d’Énée, reçoit un énorme paquet de mer qui de toute sa hauteur s’abat sur la poupe. Le pilote est arraché et roulé la tête en avant. Trois fois, sous la poussée du flot et sans changer de place, le navire tourne sur lui-même; et le rapace tourbillon le dévore. Sur le gouffre immense de rares nageurs apparaissent, et des armes et des planches et les trésors de Troie. Déjà, ni le solide vaisseau d’Ilionée, ni celui du courageux Achate, ni ceux que montaient Abas et le vieil Alétès, n’ont résisté à la tempête. Leurs flancs disjoints laissent passer l’onde ennemie: ils se fendent et s’entr’ouvrent.

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