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Pour eux, dès qu’un espace se fut ouvert dans la plaine évacuée, ils se lancent de loin leurs javelots et d’un rapide élan ils entament le combat en choquant leurs boucliers sonores. La terre gémit; alors, avec leurs épées ils se portent des coups et les redoublent. L’adresse et le hasard se confondent. Lorsque, dans l’immense bois de Sila ou au sommet du Taburne, deux taureaux, les cornes en avant, courent l’un sur l’autre pour se battre, les bergers épouvantés se retirent, tout le troupeau reste là, muet de terreur, et les génisses se demandent quel sera le roi des pâturages, quel chef le troupeau tout entier suivra; eux cependant de toutes leurs forces ils échangent des blessures et de tout leur poids s’enfoncent leurs cornes dans la chair; leurs cous et leurs épaules ruissellent de sang; toute la forêt retentit de leurs beuglements. Ainsi le Troyen Énée et le héros Daunien couraient l’un sur l’autre avec leurs boucliers; et le ciel se remplissait d’un énorme fracas.

Jupiter lui-même tient en équilibre les deux plateaux de sa balance et dépose sur chacun d’eux la destinée d’un des deux combattants: quel est celui que l’épreuve condamne? sous quel poids penchera la mort? Turnus alors s’élance, impunément, pense-t-il. De tout son corps il se dresse, l’épée haute, et frappe. Tremblants, Troyens et Latins poussent une clameur, et les deux armées restent en suspens. Mais la perfide épée se brise et abandonne le héros au milieu même de son ardent effort: la fuite est sa seule ressource. Plus rapide que l’Eurus, il fuit en voyant dans sa main désarmée une poignée qu’il ne connaît plus. On dit que, dans sa précipitation à monter sur son char et à courir aux premiers combats, il avait oublié le glaive paternel et saisi impatiemment l’épée de son cocher Métiscus. Elle lui suffit tant que les Troyens ne lui montraient que des dos de fuyards; mais lorsqu’il trouva devant lui les armes divines de Vulcain, cette épée, faite de main d’homme, se rompit sur le coup comme du cristal: les morceaux en resplendissent sur le sol fauve. Donc Turnus, hors de lui, fuit de tous cotés dans la plaine, court ça et là, fait mille détours sans voir une issue. C’est partout le cercle compact des Troyens ou un vaste marais ou les remparts de la ville.

Énée, malgré la blessure de la flèche qui alourdit ses genoux et ralentit sa course, n’en poursuit pas moins Turnus et, dans son ardeur, presse du pied le pied du fuyard. Ainsi le chien de chasse, quand il surprend un cerf arrêté par un fleuve ou enfermé dans un épouvantail de plumes rouges, le harcèle de ses élans et de ses aboiements: le cerf, lui, qu’épouvante le piège ou la haute berge, passe et repasse dans sa fuite par mille chemins; mais le fier limier d’Ombrie s’attache à lui, la gueule béante, le tient déjà ou croit le tenir; et l’on entend claquer ses mâchoires déçues qui se sont refermées à vide: alors un cri s’élève auquel répondent les rives et les lacs d’alentour, et tout le ciel retentit de ce tumulte. Turnus en fuyant éclate en reproches contre les Rutules, les appelle chacun par son nom, réclame l’épée qu’on lui connaissait bien. Mais Énée menace de tuer sur-le-champ, d’exterminer quiconque approcherait. Il les maintient dans la terreur qu’il ne détruise leur ville et, en dépit de sa blessure, il serre de près son ennemi. Cinq fois dans leur course les deux combattants font le tour du champ de bataille et autant de fois ils reviennent sur leurs pas: il ne s’agit pas d’un prix futile comme dans les jeux publics; il s’agit de la vie et du sang de Turnus.

Le hasard avait en ce lieu laissé pousser un olivier aux feuilles amères consacré à Faunus. Jadis les matelots vénéraient cet arbre et, sauvés des flots, avaient coutume d’y attacher leurs présents au dieu des Laurentes et, selon leurs vœux, d’y suspendre leurs vêtements. Mais les Troyens, sans faire de différence avec les autres, avaient abattu cet arbre sacré afin que les adversaires eussent le champ libre. À cette place se dressait la javeline d’Énée: c’était là que, vigoureusement lancée, elle s’était fixée et restait attachée à une racine tenace. Le Dardanien se pencha, la prit par le fer et voulut l’arracher et poursuivre avec cette arme l’homme qu’il ne pouvait atteindre à la course. Alors Turnus, fou de terreur: «Faunus, s’écria-t-il, je t’en supplie, aie pitié de moi, et toi, bonne terre, retiens ce fer, si j’ai toujours honoré votre culte que les compagnons d’Énée ont profané par leurs armes.» Il dit et n’invoqua pas en vain le secours de la divinité: Énée a beau lutter longtemps et s’acharner sur cette souche tenace, ses forces n’arrivent pas à faire lâcher prise à la morsure du bois. Pendant qu’il s’obstine et redouble d’efforts, la divine Daunienne, Juturne, reprend la figure du cocher Métiscus, accourt et rend à Turnus son épée. Vénus, indignée que cette audace fût permise à une nymphe, s’approche et arrache elle-même le trait de la profonde racine. Les deux combattants, la tête haute, retrouvent toute leur énergie avec leurs armes: celui-là se fiant à sa lame, celui-ci âpre et tenant haut sa lance, ils se dressent face à face pour la lutte essoufflante de Mars.

Cependant le roi tout-puissant de l’Olympe s’adresse à Junon qui, du haut d’un nuage fauve, regardait le combat. «Ô femme, quand ces batailles auront-elles une fin? Que peux-tu faire encore? Tu sais, – et tu avoues le savoir, – qu’Énée est promis au ciel parmi les dieux Indigètes et que ses destins l’élèvent jusqu’aux astres. Que machines-tu? Quelle espérance te retient sur ces froides nuées? Convenait-il qu’un dieu reçût une blessure de la main d’un mortel? Pourquoi rendre à Turnus – car sans toi qu’aurait pu Juturne? – l’épée que le destin lui avait arrachée et accroître ainsi la force des vaincus? Cesse enfin et laisse-toi fléchir par mes prières. Ne permets plus à ce dur ressentiment de ronger ton âme silencieuse; fais que de ta bouche si chère je n’entende pas si souvent des plaintes qui m’affligent. L’heure suprême est venue. Tu as pu harceler les Troyens sur terre et sur mer, allumer une guerre abominable, jeter la honte dans une maison royale et mêler le deuil à l’hyménée: je te défends d’entreprendre rien de plus.» Ainsi parla Jupiter. Le visage baissé la Saturnienne répondit: «C’est parce que cette volonté, la tienne, m’était connue, grand Jupiter, que malgré moi j’ai abandonné Turnus et la terre. Sinon, tu ne me verrais pas assise solitaire sur ce nuage aérien, subissant le meilleur et le pire; mais, armée de flammes, je me tiendrais debout au plus fort de la mêlée et je traînerais les Troyens à des combats acharnés. C’est moi, je l’avoue, qui ai conseillé à Juturne de secourir son malheureux frère et je l’ai approuvée d’être encore plus audacieuse pour le sauver, sans aller jusqu’à lui permettre de lancer des traits ni de tendre un arc: j’en jure par la source implacable du Styx, le seul objet de crainte qui existe pour les dieux d’en haut. Maintenant je cède et je quitte ces combats que je déteste. Ce que les lois du destin ne défendent pas, je te le demande pour le Latium et pour la majesté de tes descendants: lorsque les deux peuples établiront la paix par un heureux mariage, – j’y consens, – lorsqu’ils fixeront d’accord les conditions de leur alliance, ne force pas les Latins indigènes à changer de nom, à devenir des Troyens, à être appelés les descendants de Teucer; que ces hommes gardent leur langue et leur costume; qu’il y ait un Latium; qu’il y ait à travers les siècles des rois albains; qu’il y ait une race romaine que les vertus italiennes rendront puissante. Troie est tombée; permets qu’elle ait péri avec son nom.»

Le créateur des hommes et des choses lui répondit en souriant: «Tu es bien la sœur de Jupiter, le second enfant de Saturne, pour rouler dans ton cœur un tel flot de colère. Allons, réprime cette fureur si vainement conçue. Je t’accorde ce que tu veux et vaincu je me rends de bon cœur. Les Ausoniens garderont leur langue maternelle et leurs usages; leur nom restera ce qu’il est. Les Troyens ne se fondront que de corps avec eux; je fixerai le culte et les rites sacrés, et tous, devenus Latins, n’auront qu’une seule langue. La race qui en surgira, mêlée de sang ausonien, tu la verras s’élever par sa vertu au-dessus des hommes, au-dessus des dieux; et nulle autre nation ne rendra à tes autels d’aussi grands hommages.» Junon consentit et la joie lui changea le cœur. Cependant elle quitte le ciel et abandonne son nuage.

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