Cependant la Renommée, messagère aux ailes rapides, court à travers la cité épouvantée et touche les oreilles de la mère d’Euryale. Subitement la chaleur a quitté les os de la malheureuse; ses fuseaux lui sont tombés des mains, sa laine s’est déroulée. Elle s’élance, l’infortunée et, avec des hurlements de femme, s’arrachant les cheveux, démente, elle court d’abord aux remparts et au premier rang. Guerriers, dangers, projectiles, rien n’existe pour elle; mais elle remplit le ciel de ses plaintes: «Est-ce ainsi que je te revois, Euryale? Toi, ce tardif appui de ma vieillesse, tu as pu me laisser seule? Cruel! Il n’a même pas été donné à ta misérable mère de te dire adieu quand tu es allé à de si grands périls. Hélas, tu gis sur une terre inconnue, proie des chiens et des oiseaux du Latium; et moi, ta mère, je n’ai ni mené tes funérailles, ni fermé tes yeux, ni lavé tes blessures, ni couvert ton corps de ce tissu auquel, nuit et jour, je me hâtais de travailler pour toi et qui consolait mes soucis de vieille femme. Où te chercher! Quel coin de terre possède maintenant ton corps, tes membres arrachés, les lambeaux de ton cadavre? Ce que j’ai là devant les yeux, c’est donc tout ce que tu me rapportes de toi? Est-ce pour cela que j’ai traversé terres et mers? Percez-moi, si vous avez quelque pitié, Rutules; lancez sur moi tous vos traits: commencez par moi: que votre fer m’anéantisse! Ou toi, puissant père des dieux, prends-moi dans ta miséricorde; d’un éclat de ta foudre précipite au Tartare mon odieuse tête, puisque je ne puis rompre autrement une vie qui m’est à charge.» Ces sanglots ébranlaient les cœurs; la tristesse et les gémissements se communiquaient à tous les rangs; ils abattaient les courages, ils affaiblissaient les guerriers. Idæus et Actor, sur l’ordre d’Ilionée et d’Iule qui pleurait beaucoup, prennent la malheureuse, dont les lamentations enflammaient la douleur de tous, et la portent dans sa demeure.
Mais le clairon d’airain a fait retentir au loin son chant terrible. Une clameur lui répond et le ciel en mugit. Les Volsques, d’un même mouvement, ont formé la tortue et se hâtent; ils se préparent à combler les fossés, à arracher les palissades. Les uns cherchent un accès et des endroits où poser les échelles et escalader les murs, là où la ligne des troupes est moins dense et où les rangs ont le plus d’éclaircies. Les Troyens, de leur côté, font pleuvoir sur eux toute espèce de projectiles et les repoussent à grands coups d’épieux, en gens qu’une longue guerre accoutuma à défendre des remparts. Ils roulaient des rochers écrasants pour rompre à la première occasion cette voûte d’acier, cependant que les Latins n’en sont pas moins ardents à braver tous les chocs sous l’épaisse carapace de leur tortue. Mais ils ne peuvent plus tenir. Les Troyens, là où l’ennemi se ramasse et les menace, roulent et lâchent une masse monstrueuse qui écrase les Rutules, sur une large étendue, et brise leur toit de boucliers. Malgré leur audace, les Rutules en ont assez d’une lutte où l’on ne voit pas l’ennemi; et c’est avec des armes de jet qu’ils s’efforcent de chasser les Troyens de leurs retranchements. D’autre part Mézence, d’un horrible aspect, brandissait dans sa main étrusque un pin enflammé et lançait des flammes fumeuses. Messape, lui, dompteur de chevaux, fils de Neptune, détruit les palissades et demande des échelles pour les murs.
Ô vous, Muses, et toi, Calliope, je vous en prie, inspirez mes chants; dites-moi quels carnages, quelles funérailles fit alors Turnus; quels guerriers chaque combattant a envoyés à Orcus, et déroulez avec moi le rouleau de cette énorme guerre. [Il vous en souvient, déesses; et vous pouvez nous le rappeler].
Il y avait une tour dont le regard mesurait difficilement la hauteur, munie de ponts très hauts, dans une admirable situation. Les Italiens unissaient toutes leurs forces pour l’emporter d’assaut et déployaient toutes leurs ressources pour la renverser. Les Troyens, eux, la défendaient à coups de pierres et, par ses larges meurtrières, répandaient une grêle de traits. Le premier, Turnus y lança une torche ardente et lui attacha l’incendie au flanc. La flamme, qu’attisait le vent, s’empare de la charpente, se fixe aux montants qu’elle dévore. Les assiégés en désordre, perdant la tête, veulent fuir le fléau; en vain. Pendant qu’ils se pressent et se portent tous ensemble du côté où le feu n’a pas pris, la tour, sous leur poids, s’est soudain écroulée avec un fracas de tonnerre dont le ciel se remplit. À demi morts, entraînés par l’épouvantable masse, ils tombent à terre percés de leurs propres traits, et les éclats de bois leur défonçant la poitrine. À peine Hélénor et Lycus, seuls, ont échappé à la catastrophe. Hélénor, dans la fleur de l’âge, était le fils du roi de Méonie et d’une esclave, Licymnie, qui l’avait élevé secrètement et l’avait envoyé comme guerrier à Troie malgré la défense. Humble soldat, il était armé à la légère d’une simple épée et d’un bouclier sans emblème. Lorsqu’il se vit au milieu des milliers d’hommes de Turnus et de tous côtés enveloppé de troupes latines, comme une bête sauvage dans un cercle serré de chasseurs, – furieuse contre les traits, elle sait qu’elle va mourir, s’élance et d’un bond saute par-dessus les épieux, – ainsi le jeune homme se rue à la mort au milieu des ennemis et court là où il voit la grêle des traits plus épaisse.
Mais Lycus, bien plus léger à la course, à travers les ennemis, à travers les armes, fuit, atteint le rempart, s’efforce d’en saisir le créneau et de prendre la main de ses compagnons. Turnus, aussi rapide que lui et qui le presse de son javelot, l’interpelle d’un accent de triomphe: «Fou, as-tu espéré que tu pourrais nous échapper?» Il saisit son corps suspendu et l’arrache avec un large pan de mur. Tel, l’oiseau de Jupiter, porteur de foudre, enlève jusqu’au plus haut du ciel, dans ses serres recourbées, un lièvre ou un cygne au corps blanc; ou tel le loup de Mars arrache de l’étable un agneau que redemandent les longs bêlements de sa mère. De toutes parts une clameur s’élève; on s’avance, on comble les fossés avec de la terre rapportée; et d’autres lancent des torches enflammées au faîte des tours.
Ilionée d’un énorme rocher, un fragment de montagne, écrase Lucétius qui s’approchait d’une porte, la flamme au poing; Liger terrasse Émathion; Asilas, Gorynée, l’un adroit à lancer le javelot, l’autre habile à décocher de loin la flèche qui surprend; Cénée tue Ortygius; Turnus tue le vainqueur Cénée; et Turnus tue Itys, Clonius, Dioxippe, Promolus, Sagaris et Idas debout sur le devant d’une haute tour. Capys tue Privernus; la lance légère de Thémilla l’avait d’abord effleuré; l’imprudent rejette son bouclier et porte la main à sa blessure. Alors une flèche ailée arrive; sa main est clouée à son flanc gauche; et le trait a secrètement rompu ses poumons d’une blessure mortelle.
Sous des armes magnifiques, le fils d’Arcens, revêtu d’une chlamyde brodée à l’aiguille et teinte de la sombre pourpre ibérienne, était d’une beauté remarquable. Son père, qui l’avait envoyé à la guerre, l’avait élevé dans le bois sacré de Mars, sur les bords du Symèthe où l’autel secourable de Palicus est arrosé du sang des victimes. Mézence dépose ses javelots, saisit sa fronde stridente, en fait tournoyer trois fois autour de sa tête la lanière tendue et, d’un plomb qui a fondu en traversant l’air, il fend au milieu le front du jeune homme et l’étend mort sur le sable dont il recouvre une large place.
Ce fut alors, dit-on, qu’Ascagne, habitué jusqu’ici à n’effrayer que les bêtes fuyantes, lança une flèche rapide, sa première flèche de guerre et, de sa main, terrassa le fort Numanus, surnommé Rémulus, qui avait récemment épousé la sœur cadette de Turnus. Ce guerrier allait devant les lignes vociférant la louange et l’injure, et, le cœur enflé de sa nouvelle et royale alliance, s’avançait énorme en criant: «N’avez-vous pas honte de recommencer à vous faire assiéger dans vos retranchements, Phrygiens deux fois captifs, et à opposer des remparts à la mort? Les voilà ceux qui, les armes à la main, viennent épouser nos femmes! Quel dieu, quelle démence vous a poussés en Italie? Point d’Atrides ici; point d’Ulysse beau parleur! Nous sommes une race de souche dure; nos enfants à peine nés, nous les plongeons dans les fleuves où la cruelle glace des eaux les endurcit. Jeunes, ils passent les nuits à la chasse et sans cesse battent les forêts. Leurs jeux, c’est de dompter les chevaux, de tendre l’arc et de lancer la flèche. Notre jeunesse endurante, accoutumée à vivre de peu, dompte la terre sous son hoyau ou ébranle les places fortes à la guerre. Nous passons toute notre vie à manier le fer, et du revers de nos lances nous fatiguons le dos des jeunes taureaux. La lente vieillesse ne débilite pas nos forces et n’entame pas la vigueur de notre âme. Le casque presse encore nos cheveux blancs; nous aimons toujours à rapporter de nouvelles dépouilles et à vivre de butin. À vous les vêtements brodés de safran et de pourpre éclatante, et la fainéantise et le goût des danses, et les tuniques à longues manches et les mitres à nœuds de ruban! Ô véritables Phrygiennes, car vous n’êtes pas des Phrygiens, allez sur les hauteurs du Dindyme où vous êtes habitués à entendre la flûte au double son. Les tambourins de la Mère Idéenne et les flûtes du Bérécynthe vous appellent: laissez les armes aux hommes et renoncez au fer.»