Stupéfait, ébloui de ce noble amour de la gloire, Euryale répondit aussitôt à son ardent ami: «Quoi, moi, tu refuserais de m’associer à cette grande entreprise, Nisus? Je te laisserais partir seul pour de tels périls? Ce n’est pas de cette façon que mon père, le guerrier Opheltès, m’a élevé et instruit au milieu de la terreur des menaces grecques et des épreuves de Troie, ni que j’ai agi à tes côtés depuis que j’ai suivi le magnanime Énée et ses suprêmes destins. J’ai en moi, oui, j’ai un cœur qui méprise la lumière du jour, un cœur qui estime que l’honneur où tu cours ne serait pas payé trop cher de la vie.» Nisus lui répondit: «J’étais loin de mettre ton courage en doute: je n’en avais pas le droit, non. Aussi vrai que j’y crois, puisse le grand Jupiter ou le dieu, quel qu’il soit, qui regarde favorablement mon entreprise, me ramener vainqueur près de toi! Mais, – tu sais tout ce qu’on risque en de pareilles aventures, – si un hasard ou un dieu fait mal tourner les choses, je désire que tu me survives: ton âge est plus digne de la vie. Qu’il y ait quelqu’un pour m’enlever du champ de bataille ou pour me racheter, et pour me confier à la terre, ou, si la fortune coutumière ne le permettait pas, pour apporter à mon ombre errante les offrandes funèbres et m’honorer d’un tombeau. Je ne veux pas être la cause d’une telle douleur à ta mère malheureuse qui, seule parmi tant de mères, a osé suivre son enfant et a dédaigné les remparts du grand Aceste.» Mais Euryale répartit: «C’est m’amuser inutilement de vains prétextes. Ma résolution est prise; je n’en changerai pas. Dépêchons!» Aussitôt il réveille les sentinelles, qui lui succèdent et prennent la garde, et, quittant son poste, accompagne Nisus; tous deux vont se présenter au roi.
C’était l’heure où tout ce qui respire sur la terre cherchait dans le sommeil une détente aux soucis et l’oubli des peines. Les principaux chefs des Troyens et l’élite de la jeunesse délibéraient sur les graves intérêts de l’État: que faire? enverrait-on un messager à Énée? Debout, au milieu du camp et de la place d’armes, ils s’appuyaient sur leurs longues lances et tenaient leurs boucliers. À ce moment Nisus et avec lui Euryale demandent à être admis au Conseil et insistent: l’affaire est importante et vaut qu’on la discute. Iule est le premier à bien accueillir cet empressement et donne la parole à Nisus. Alors le fils d’Hyrtacus dit: «Écoutez-nous favorablement, compagnons d’Énée, et ne jugez pas de nos projets sur notre âge. Les Rutules, délivrés de tout soin par le vin et le sommeil, se sont tus. Nous avons observé un endroit propice, à une sortie clandestine, le carrefour de deux routes près de la porte la plus proche de la mer. Les feux y sont interrompus; une noire fumée monte vers les astres. Si vous nous permettez d’user de l’occasion pour aller aux murs de Pallantée chercher Énée, vous le verrez bientôt ici chargé de trophées, après avoir fait un immense carnage. Nous ne nous égarerons pas. Dans nos chasses continuelles, nous avons vu du fond d’une obscure vallée les premières maisons de la ville, et nous avons reconnu tout le cours du fleuve.»
Alors, appesanti par l’âge, et de grande expérience, Alétès s’écria: «Dieux de la patrie, qui continuez de protéger Troie, vous ne vous préparez pas, malgré tous nos malheurs, à nous anéantir, puisque vous avez suscité dans notre jeunesse de si belles âmes, de si grands courages!» Parlant ainsi, il les prenait par les épaules, leur pressait les mains, baignait leur visage de ses larmes: «Quelles récompenses, jeunes gens, pourraient payer dignement cet exploit? Les dieux et votre vertu vous donneront d’abord les plus belles; les autres, vous ne les attendrez pas longtemps du pieux Énée; et le jeune Ascagne n’oubliera jamais un aussi grand service.» – «Non certes, reprit Ascagne; je n’ai qu’un espoir de salut, le retour de mon père, et, Nisus, j’atteste les grands Pénates, les dieux Lares d’Assaracus, le sanctuaire de la blanche Vesta, tout ce que je puis avoir de chance et de confiance, je le mets dans votre sein. Ramenez-moi mon père; rendez-moi sa présence. Lui revenu, tout s’éclaire. Je vous donnerai deux coupes d’argent, ornées de figures en relief, que mon père, vainqueur d’Arisba, apporta de cette ville, deux trépieds, deux grands talents d’or, un antique cratère que me donna la Sidonienne Didon. Si la victoire m’assure la possession de l’Italie, si je m’empare du sceptre et si je tire le butin au sort, tu as vu sur quel cheval et sous quelles armes Turnus s’avançait, tout en or: eh bien, ce cheval, ce bouclier, cette aigrette de pourpre, je les excepterai du partage; dès maintenant, c’est ta récompense, Nisus. En plus, mon père te fera présent de douze belles esclaves et douze captifs, tous avec leurs armes. Ajoute les terres que possède personnellement le roi Latinus. Quant à toi, enfant que nous devons honorer, moi dont l’âge est plus près d’atteindre le tien, je t’ouvre tout mon cœur. Je te choisis pour être mon compagnon dans tous les hasards de la vie. Je ne chercherai pour mon compte aucune gloire sans toi. En paix comme en guerre, dans le conseil comme dans l’action, tu auras toute ma confiance.» Euryale lui répondit: «Le temps ne me révélera jamais inférieure à cette courageuse entreprise. Voilà ce que je puis affirmer, – que la fortune me soit propice ou contraire. Mais par-dessus toutes ces faveurs il en est une que j’implore: j’ai ma mère, de la vieille race de Priam; elle a voulu me suivre et, pour son malheur, ni la terre d’Ilion ni les murs du roi Aceste ne l’ont retenue. Elle ignore les dangers que j’affronte, et je la quitte sans l’avoir saluée. J’en atteste la Nuit et ta droite: je ne pourrais soutenir la vue de ses larmes. Mais toi, je t’en prie, console la pauvre femme et secours-la dans son abandon. Permets-moi d’emporter cette espérance; je marcherai plus résolument à tous les périls.» Les Dardaniens, bouleversés, pleuraient et avant tous le bel Iule, dont cette image de sa propre piété filiale étreint le cœur. Il dit alors: «Soie tranquille; tout sera digne de tes grands desseins. Ta mère sera la mienne: il ne lui manquera que le nom de Créuse. Celle qui a donné le jour à un fils tel que toi a droit aux plus hautes faveurs. Quel que soit le succès de ton entreprise, j’en atteste cette tête par laquelle mon père a l’habitude de jurer, tout ce que je te promets à ton retour, si la chose réussit, je l’assure à ta mère et à tous ceux de ton sang.» Il dit en pleurant; puis il détache de son épaule une épée à poignée d’or et la gaine d’ivoire à laquelle elle est ajustée, chef-d’œuvre du grand artiste gnossien Lycaon. Mnesthée donne à Nisus la peau et la dépouille hérissée d’un lion; le fidèle Alétès échange avec lui son casque. Aussitôt, bien armés, les deux jeunes gens se mettent en route. Tous les chefs troyens, jeunes et vieux, les accompagnent de leurs vœux jusqu’aux portes; et le bel Iule, qui n’attend pas les années pour montrer le courage et les soucis d’un homme, les charge de nombreux messages pour son père; mais la brise les disperse tous et en fait un vain présent aux nuages.
Ils sont sortis; ils ont franchi le fossé, et, dans l’ombre de la nuit, ils gagnent le camp qui leur sera fatal, mais pas avant qu’ils n’aient causé la perte de nombreux ennemis. Ça et là, dans l’herbe, ils voient des corps étendus qui ont succombé au sommeil ou à l’ivresse, sur le rivage des chars le timon en l’air, des hommes couchés entre les harnais et les roues, des armes et des vases à vin pêle-mêle sur le sol. Le premier, le fils d’Hyrtacus prit la parole: «Euryale, il faut oser! L’occasion nous fait signe. Voici le chemin. Toi, pour qu’aucune patrouille ne nous surprenne dans le dos, veille et regarde au loin. Moi, je vais nettoyer le passage et te frayer une large route.» Il dit, puis se tait; aussitôt, l’épée à la main, il s’attaque au superbe Rhamnès qui se trouvait élevé sur un haut amoncellement de tapis et ronflait à pleins poumons. Il était roi et en même temps l’augure le plus cher au roi Turnus; mais sa science augurale ne put écarter la catastrophe. Tout à côté, Nisus égorge trois des serviteurs de Rémus couchés confusément parmi des armes, puis son écuyer et son cocher qui dormait aux pieds de ses chevaux et dont il coupe la tête pendante. Il la tranche aussi au maître lui-même et laisse le tronc se vider à gros bouillons. La terre et le lit fument de ce sang noir. C’est le tour de Lamyrus, de Lamus, du jeune Serranus: il avait joué la plus grande partie de la nuit; il était d’une beauté remarquable, et vaincu par le dieu du vin, dont il avait abusé, il gisait: heureux s’il avait égalé la durée de son jeu à celle de la nuit et s’il l’avait prolongé jusqu’à l’aurore. Ainsi un lion à jeun, qui n’obéit qu’à sa faim sauvage, jette la confusion dans une bergerie pleine, déchire, dévore les faibles bêtes muettes d’épouvante et frémit, la gueule sanglante.