Tout se passe donc comme si, dans la jonglerie de Chevillard, les éléments dont nous disposons, auxquels nous devons revenir sans cesse, qui reposent avec nous sur le sol de notre vie quotidienne, devenaient capables, grâce à un peu d'habileté (et dans la mesure même où cette habileté se moque d'elle-même), de se transcender, de décoller; comme si, par le brassage et la vitesse d'exécution, on pouvait aller de la répétition à l'intensité, de la quantité à la qualité. Ce passage définit la méthode, et même l'éthique de la littérature pratiquée par Chevillard: c'est au cœur du multiple et de la redite qu'il faut
chercher l'Un. Certes, le coup de la girafe est purement rhétorique, mais rhétorique ne signifie pas seulement, en l'occurrence, gratuité. Ou plutôt, la rhétorique consiste à utiliser la gratuité en la transformant en nécessité. Celle-ci tient à la continuité, à l'absence de rupture. La girafe reste au sol pour assurer une action dont elle est aussi la bénéficiaire un peu plus haut: factotum sémantique, elle est tout à la fois agent, objet et sujet. Cette ubiquité de la girafe figure la nécessité. Le commentaire de Marson et l'absence de tout enjeu sérieux (apparition inopinée d'une girafe mangeant des feuilles) se chargent d'exhiber la gratuité. La girafe semble nécessaire dans le cadre étroit de l'échelle où elle tourne en rond, mais cette échelle est grotesque. Il en va de la nécessité dans la rhétorique de Chevillard comme du baron de Münchhausen: elle s'extrait du marécage de la gratuité en se tirant par sa propre tresse. Mais seule la gratuité du discours est en mesure de rendre compte de l'insignifiance au creux de laquelle se recueillent les choses. On ne peut espérer gratter l'insignifiance au moyen d'un discours sérieux. Le travail de la littérature n'est pas de donner sens, niais bien de rendre les choses à leur insignifiance (à leur ridicule). Tout écrivain authentique (Pilaster) est inauthentique, est ridicule.
En outre, dans ce jonglage, ou cette acrobatie, ce qui paraissait unique se démultiplie à force de changer de place, ce qui paraît multiple revient au même à force de repasser dans les mêmes positions. C'est bien cette girafe-ci que l'on assure au sol afin qu'elle soit aussi en haut de l'échelle, et c'est bien parce que c'est elle qu'elle est aussi l'autre. On s'aperçoit a posteriori que l'objet véritable de la formule, ce sur quoi elle s'est construite, ce n'est pas essentiellement la métaphore annoncée dans le texte préparatoire, mais les deux mots insignifiants, auxquels on n'a pas prêté attention; par ailleurs. Tout le paradoxe de la phrase repose en effet sur la superposition d'un ici et d'un ailleurs. Cette girafe est la même tout en étant autre qu'elle-même au prix d'un glissement significatif de l'être à la position. Le texte part d'une image, l'identification de la girafe à une échelle, mais il juche la girafe sur une échelle. Le dédoublement de la girafe est lui-même doublé par un autre dédoublement plus subtil, et plus fondamental: la girafe est une échelle, et c'est sur elle-même qu'elle est juchée. L’être, chez Chevillard, n'est jamais qu'une position particulière, toujours instable et paradoxale.
En définitive, ce texte vise à formuler cet étonnement essentiel: comment peut-on être la même girafe à la fois au sol et si haut, si loin de soi? Il en va de la girafe, et de tout être, comme du diplodocus qui avait besoin d'un second centre nerveux pour contrôler sa queue trop éloignée de son cerveau: la girafïté a du mal à irriguer toute l'étendue. Celle-ci paraît incompatible avec l'être. On comprend alors que le travail du langage, contre les évidences ou les oublis de l'expérience, consiste non pas exactement à nous restituer la chose (contrairement à ceux qui pensent, comme Clément Rosset dans Le Démon de la tautologie, que le détour métaphorique restitue la girafe même), mais la surprise insondable devant le fait qu'il y ait de l'être en dépit de l'étendue, que cette girafe parvienne bien, indubitablement, à être cette girafe-ci malgré tout ce qui s'oppose, en elle et en dehors d'elle, à sa singularité. L'objet du texte, en définitive, est de mettre en lumière le scandale de l’accord profond entre singularité et non-singularité, l'illogisme de la présence de l'Un dans l'étendue. Tel est le sens du travail de Chevillard.
L'usage du cliché est une manière à la fois de puiser le singulier dans la redite, et de se construire dans l’autodestruction. Si Monge, le personnage principal du Démarcheur, est «rédacteur funéraire», c'est que l'épitaphe appelle irrésistiblement le cliché. Tout le roman constitue donc une espèce de gageure: comment renouveler un genre où la banalité paraît inévitable? En retournant le cliché. Cela donne des épitaphes comme: Ventre à terre vers l'oubli; Peine perdue; La Roue tourne; Finies les simagrées. Chevillard s'amuse régulièrement à détourner des formules stéréotypées:
Il bâille lui aussi en lisant ces mémorialistes qui tentent de faire passer leurs genoux couronnés pour les héritiers présomptifs des trônes de France et d'Espagne morts en bas âge.
Même ses animaux de prédilection sont des clichés vivants: l'éléphant et la girafe incarnent le stéréotype en soi, la sauvagerie pour zoo ou réserve, comme le cliché domestique les mots, efface leur étrangeté en ayant l'air au contraire de nous la montrer.
Un texte qui produit un cliché s'oublie: la conscience le déserte un instant, il parle tout seul, ou le on, le brouhaha public parle en lui. Comme oubli, le cliché est proprement (si l'on ose dire) une déjection du texte: matière morte, digérée, infamante. On pourrait bien sûr l'éviter, parler neuf. Mais nous sommes entourés d'un bruissement incessant de paroles, débordés par une monstrueuse production de mots immédiatement repris, commentés, assimilés. Toute formulation ne peut plus guère nous apparaître que comme un cliché en puissance. Quelle que soit son originalité, nous ne pouvons pas ne pas entendre en elle l'écho du brouhaha. En outre, refuser le cliché condamne en général à adopter les postures déjà stéréotypées du poète hermétique, ou du prophète, ou du peintre de l'évanescent à la délicate sensibilité, etc. Il est vain de chercher à échapper à la culture. Reste à travailler le cliché. Puisqu'il est déjà là, puisqu'on l'assume consciemment, mélancoliquement, c'est déjà qu'on le domine, mais en toute modestie, sans se croire assez fort pour lui échapper.
Pour réaliser l'opération magique de la fabrication du neuf avec de l'ancien, prenez un fou et un tube de pâte dentifrice:
Pumpe extrait de son tube de pâte dentifrice, au lieu de l'éternel et néfaste serpent, Eve elle-même, dont les petits pieds se posent sur le carrelage […] apparaissent bientôt les chevilles, les mollets, les genoux […], la gorge, les épaules et les bras, le cou, […] mais nul ne connaîtra le visage d'Eve, sa tête s'incline sur sa poitrine, son corps s'affaisse, elle tombe à genoux, son front heurte le carreau, sans bruit, déjà Boton accouru jette une serpillière sur la forme blanche recroquevillée, effaçant toute trace de ce rapide miracle.
Miracle, en effet, que la naissance d'Eve dont un démiurge timbré imagine les formes souples à partir de cette boue originelle: le dentifrice. Ce commencement absolu toujours recommencé échoue nécessairement, comme si son déroulement était incompatible avec son caractère de genèse, et la contradiction qui l'anime: la beauté naît de la laideur, s'en détournant mais s'y enracinant; ce qui n'arrive qu'une fois, en un instant sans durée (impossibilité qui explique le caractère inachevé du miracle) est rendu possible par l'éternelle réitération: le cliché du serpent, sans lequel Eve ne serait pas advenue. Là encore, la naissance d'Eve est allégorique du texte lui-même: il puise sa force dans son défaut même, trouve origine et nécessité dans son déracinement et sa gratuité. Dans le travail du cliché, le texte ne s'oublie plus, il se concentre, il est co-présent à lui-même en chacun de ses segments. Le cliché devient un outil de perfection.