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adraste: – Va, je ne t'en veux point d'accabler mon pardon d'un vain semblant d'accalmie. (C'est superficiel, très-très superficiel!)

panthrope: – (Apparemment, il ne me remet pas… Tiens tiens, le pourpre monte à son front.) Rompons cette affection sans issue par une fin de non-recevoir et déclinons ensemble la liste ici de nos jours passés de saison: lundi mardi mercredi. (Je lui laisse le soin d'imaginer la suite.)

adraste: – (Feignons de croire qu'il se tait. Son silence prouve qu'il n'a rien à dire.)

panthrope: – (Tu ne m'auras pas mon p'tit bonhomme!)

adraste: – (Et vlan!)

Panthrope: – ((Feignons l'indifférence: devinerais-tu pourquoi ma biche?) (N'allons pas plus loin.)

exodurge: – Zoubaïa Narpardinova!

théodrille: – Oui Barine.

exodurge: – (Cristi c'est un coriace!)

théodrille: – (II en pince.) Ah mais! ah mais!

exodurge: – Me lâchera-t-il? (Il ne veut pas me lâcher!) Voulez-vous me lâcher?

Ces grimaces, ces conflits sans consistance mettent à nu la théâtralité, la volonté de dire et de se produire face à l'autre, sur la scène. Indéfiniment, mécaniquement poursuivis, ils finissent par sembler provenir non d'une intention, mais d'une espèce de spontanéité, de neutralité parlante.

On pourrait être tenté de rattacher les textes de Novarina au surréalisme. Pourtant, l'effet d'évidence et de familiarité qu'ils produisent est plutôt l'apanage du réalisme. L'idée n'est pas aussi paradoxale qu'elle en a l'air. Les thèmes et les images de ces pièces appartiennent à notre univers le plus quotidien, celui des supermarchés, du journal télévisé, de la maladie, des petits métiers, des voitures. Les monologues calquent leur déroulement sur la forme de discours la plus ordinaire qui soit: un homme raconte sa vie, c'est-à-dire son travail et ses petites misères. J'ai habité ici, et puis là, j'ai eu un chien, j'ai mal, j'aime, je meurs. Bien sûr, ce qui différencie ce réalisme d'un ordinaire naturalisme saute aux yeux: tout cela se dit dans un charabia persillé de termes philosophiques. Personne ne parle ainsi. La parole ordinaire se cantonne dans les limites du sens. Mais peut-être est-ce en bâtissant ces limites signifiantes que la parole ordinaire ment et construit une fiction. Charabia et métaphysique arrachent la parole à la fiction d'elle-même, à la médiation du sens pour revenir à une dimension plus originaire. «La parole nous est étrangère, elle vient du dehors et nous ouvre par-dedans. […] Elle est étrangère à nous et comme en nous la marque d'un passage étranger. Au plus profond de moi, la parole ne m'appartient pas.»

La parole ordinaire est philosophique, mais elle ne le sait pas, ou ne veut pas le savoir. Le sens n'est que l'écume du charabia. Dans son mouvement profond, dans ses pulsions enfantines, la parole ne veut pas de l'ordre signifiant. Elle veut malaxer la pâte des mots comme l'enfant aime à malaxer la boue ou la pâte à modeler. Elle cherche l'ivresse de la répétition («tout au bout de la répétition respiratoire, il y a une joie circulaire qui s'atteint»), l'ébriété donnée par les formules que des variations sans fin vident de tout contenu. Il s'agit de se garder du sens par l'excès, en donnant aux processus de signification une telle extension qu'ils finissent par s'égarer.

La formule du monde, dans L'Origine rouge, est à la fois la fiction d'une signification totale et un non-sens absolu, une pure cacophonie exténuante où la parole demeure nue, à l'état d'énergie pure. Et par là même, tout au bout du non-sens, les choses se retournent et la formule du monde est bien la formule du monde. Cette bouffonnerie mathématique est le langage le plus réaliste qui soit. Dans sa rage d'expression, l'énoncé mathématique, qui voudrait enfermer le monde dans un sens définitif, fait entendre comme malgré lui l'immédiat, la présence familière, telle qu'elle subsiste dans le langage le plus abstrait, le plus médiat qui soit, au-delà de toute signification particulière: «il y a». Ainsi, «très précisément chaque mot désigne l'inconnu». Très précisément, parce qu'il faudrait une singularité infinie (une précision absurde, ce que tentent de réaliser les formules loufoques de l'opérette) pour qu'apparaisse ce qui est au-delà de toute singularité, ce que le langage ne cesse de désigner en disant toujours autre chose.

Le personnage du théâtre de Novarina, en effet, dans l'emballement de sa parole, dépasse l'ordre ordinaire de renonciation où je dis quelque chose. «Je n'ai jamais supporté l'idée que quelqu'un fasse quelque chose», écrit Novarina dans Pendant la matière, assignant pour fonction à l'écriture une perte d'intention et une désappropriation. Dans le chaos de l'opérette emballée, on ne dit plus que: «ça parle», ou «c'est là». Cet état enfantin de la parole correspond à la jouissance de désigner une présence sans sujet ni objet, comme on pointerait le doigt vers le réel même, en deçà de ces fictions qui se nomment sujet, objet, personne, temps. Le réel, c'est-à-dire ce qui est ainsi dans sa spontanéité. En ce sens, le réel ne peut pas faire l'objet d'une assertion. On ne peut ni le nier ni l'affirmer. Toute négation, toute affirmation reconstruit une fiction, esquisse à nouveau un sujet de la parole, donc une personne, reconstruit un ordre et des limites. C'est pourquoi les personnages de Novarina ne cessent de dire alternativement une chose et son contraire, d'émettre des propositions impertinentes. Il leur faut «dire alternativement oui et sac», placer tous les mots sur le même plan, celui de l'interjection. «Oui» devient comme «sac», n'affirme plus, devient une espèce de contenant vide, de réceptacle. «Sac» est comme «oui», ne se limite plus à un signifiant quelconque, sort du sac à parole le fait de dire, la présence comme le creux dans la besace des mots.

Cependant, hors de toute affirmation et de toute négation, comment faire pour dire le réel de la présence pure? Si je ne veux pas nier, j'affirme et je m'enferme dans les limites de mon affirmation, qui délimitent aussi ma propriété. Si je ne veux pas affirmer, je nie, et je tombe dans la métaphysique du néant, le romantisme nihiliste, autre forme de limitation et d'appropriation. Laisser passer la présence dans le langage implique de lâcher prise, donc de se dessaisir de l'intention de nier ou d'affirmer. De retrouver une spontanéité, une forme d'idiotie. Tous les textes de Novarina se déploient dans la perspective d'un dépassement du couple affirmation-négation. Leur voie est celle de l'excès: ils affirment trop, ils nient trop. Ils veulent «avancer dans la parole jusqu'à nier les mots». Ils tentent d'atteindre ce point d'exacerbation où volonté d'affirmer et volonté de nier se dépassent, se renversent, cessent d'être elles-mêmes à force de l'être. C'est en ce sens qu'on pourrait dire que l'étrange réalisme de Novarina est le miroir du réel: son théâtre représente le monde à l'envers. Dans le monde, les êtres humains sont réellement eux-mêmes en deçà d'eux-mêmes, vers l'origine, vers l'enfance, ou, à chaque instant de leur existence, avant d'exister, dans les bredouillements et les confusions qui précèdent la parole articulée, l'incertitude qui précède le choix, l'indéterminé d'avant toute détermination et toute séparation. Avant le temps, puisqu'ils sont contraints d'«habiter le temps». La réalité se situerait ainsi dans une sorte d'antériorité absolue, non pas dans l'autre monde des essences, mais au cœur de ce monde même. Or, dans la représentation, ce point de l'antériorité absolue se déplace à l'autre extrémité, de l'en-deçà à l'au-delà: au-delà des mots se pressant vers leur excès. Sur scène, le réel se situe par-delà la déflagration. Il fait l'objet d'une prophétie (celle de l'«enfant-tuyau»), il est de nature apocalyptique. Il n'est pas ici et maintenant: il est ce vers quoi on se jette, ce à quoi on s'abandonne. Il est le mouvement même de l'abandon, où plus rien n'est propre. Cette nécessité de l'excès, de l'impropriété comme dépouillement du langage, qui permet seule de dépasser l'alternative de l'affirmation ou de la négation, impose la bouffonnerie. Dans une telle perspective, le réalisme est forcément bouffon. La présence constitue le fond indéterminé des choses déterminées. Elle ne nie pas la particularité, elle équivaut à l'infiniment particulier qui cesserait d'être particulier, ou, en d'autres termes, à la particularité telle qu'elle est sans raison d'être, vide, abandonnée. L'opérette est l'art de l'exagération bouffonne et du petit détail idiot – c'est-à-dire de la particularité injustifiée. Les personnages d'opérette ne cessent de dire «je suis», de s'avancer sur la scène sans rien avoir d'autre à proclamer que leur singularité. Ils se hurlent leur amour dans des rengaines stupides où l'amour cesse d'avoir d'autre motif et d'autre justification que son existence. L'acteur y paraît dans une telle débauche de mots et de visibilité qu'il y disparaît. L'opérette accomplit l'exténuation des choses singulières. Elle les sauve à force de les réduire à rien et de les dépouiller de leur dignité.

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