Chaque été, nous retrouvions ces rangées de cabanes, ces galets, ce cambouis comme autant de données éternelles de l'existence. Nous formions nous-mêmes un fragment de la plage du Havre et rien ne pouvait briser ce sentiment d'unité.
A l'approche de l'adolescence, les premiers doutes apparurent: je découvris soudain qu'il était possible de dénigrer ce rivage. Je compris que je n'aimais guère cette ville, lassé de croiser chaque jour les mêmes visages familiers qu'on retrouvait au lycée, dans les magasins, dans les soirées. Partir ailleurs, oublier cette cité étroite, laborieuse; cette plage immonde et ses galets crochus, son huile à frites, sa vase pétrolifere, son manque d'attrait notoire. А ce premier stade de fracture, je regardais Le Havre comme une prison pleine de laideur et rêvais de m'enfuir vers des beautés plus convenues: des boulevards parisiens, des rivages italiens; ou ces grands hôtels proustiens qu'on apercevait par temps clair, de l'autre côté de la baie de Seine.
Peu а peu, je compris que l'affaire était plus compliquée. Ma ville natale était l'objet d'une permanente et violente bataille entre ses défenseurs et ses détracteurs dans laquelle il était difficile d'adopter un parti: d'un côté, certains Havrais voulaient absolument se persuader – et nous convaincre-que leur ville était exquise et leur plage enchanteresse simplement parce qu'ils y habitaient depuis toujours, n'envisageaient rien d'autre et préféraient, jusqu'а la mort, sublimer leur existence telle quelle. A l'inverse, les jeunes bourgeois de Sainte-Adresse répétaient obstinément que tout était mieux ailleurs, que leurs cousins vivaient «а Paris», quils possédaient une villa «sur la Côte d'Azur», que Le Havre ne présentait aucun intérêt, sinon pour les affaires, qu'ils ne fréquentaient cette ville que par nécessité et avec le plus grand mépris.
J’hésitais de plus en plus, а la croisée de leurs feux nourris: sur ma gauche, le provincialisme exalté du Havrais béat; sur ma droite, les gosses de rlches de Sainte-Adresse, juchés sur leur îlot anti-havrais. Sans plus savoir où mon coeur balançait, je préférais prôner ce que les autres dénigraient. Quand les bourgeois de Sainte-Adresse ironisaient sur la populace de la digue, je me précipitais près de la digue pour humer la bonne odeur du pétrole, écouter le chant des mobylettes, boire un pastis chez Polo, déguster un cornet de frites aux Croustillons Victor. Mais dès que j'arrivais а la digue, sur le parking ou se déversaient les cités de banlieue en équipée balnéaire, j'avais envie de m'enfuir ailleurs, loin du Havre, vers ma plage italienne ou mon hôtel proustien… Après quelques minutes de mélancolie, je relevais les yeux vers le port où j'admirais le mouvement des navires, les réservoirs de gaz et leurs flammèches. Reprenant mon vélo, je m'enfonçais près des bassins déserts, le long d'immenses cales sèches, ou dégringolaient de petits escaliers rouillés contre la quille des navires; j'arpentais les terre-pleins jonchés d'objets fantastiques: hélices de navires grosses comme des maisons, rouleaux de câbles larges comme des troncs d'arbres, tas de charbon hauts comme des montagnes…
J'aimais quelque chose au Havre: cette ville sans charme, dressée au bord de l'eau comme une question sur le monde. Ces tours de béton et ces villas bourgeoises, ce grand port moderne pour porte-containers et ce vieux port de voyageurs, abandonné sur la route de l'Amérique, cette trop grande sous-préfecrure, cette cité industrielle de nulle part, cette ville de pêcheurs, de Normands, d'Alsaciens, de Bretons, d'Algériens. Cette juxtaposition de populations et de quartiers, d'usines et de faubourgs ouvriers, cette accumulation de mouvements historiques et géographiques, interrompus et condensés face а l'océan.
Dans les années quatre-vingt, sur la plage du Havre, les enseignes de marchands de frites disparaissaient derrière des enseignes asiatiques. Sous les baraquements de planches s'implantaient des commerçants du Mékong, vendant des repas exotiques et des boissons fraîches. Des familles de Hanoi ou de Saigon avaient échoué sur les galets et les ossements du Havre; et je me demande comment elles regardèrent, pour la première fois, cette grande plage pauvre où s'accrochait leur destin; comment elles trouvèrent ce vent normand qui n'est jamais tout а fait chaud, même l'été; comment elles se résignèrent а vivre ici.
A la même époque, la plage devint graduellement plus propre; du moins selon les relevés des services sanitaires qui, chaque été, annonçaient l'exceptionnelle salubrité de l'eau de mer havraise. La marée apportait toujours son lot de bidons en plastique, morceaux de bois et de ferraille, bouquets d'algues noires enchevêtrées… Mais désormais des bataillons de nettoyeurs éliminaient, chaque matin, ce flux moderne de déchets. Les pétroliers ne dégazaient plus dans la baie de Seine. Seule une lointaine marée noire rappelait, de temps а autre, les cauchemars de l'hydrocarbure, auxquels on avait quelques raisons de préférer la centrale nucléaire. Les égouts ne s'écoulaient plus au milieu des baigneurs. Le cambouis se faisait rare. Les grands épis de fer rouillé enfoncés dans la plage pour briser les vagues, furent remplacés par des épis de pierre, harmonisés aux teintes grises des galets.
Le port s'enfonçait vers des zones plus lointaines de l'estuaire. Des navires entièrement automatisés y déchargeaient leur cargaison, selon un horaire rapide et précis. Les marins ne descendaient plus à terre. Autour des bassins, sur d'immenses espaces grillagés, s'accumulaient les containers en acier remplis de magnétoscopes fabriqués а Taiwan, d'appareils photographiques japonais, de computers américains et peut-être même de quelques marchandises exotiques du port d'autrefois: bois précieux, sacs de café, balles de coton, régimes de bananes pleins de serpents venimeux congelés… Il fallait réapprendre а rêver devant ces empilements de boîtes toutes semblables, saisies par des élévateurs silencieux, chargées sur des trains ou sur des camions. Le long des vieux bassins abandonnes de l'ancien port, quelques cargos sans pavillon croupissaient: navires soviétiques en perdition, ukrainiens, russes ou lettons, incertains de leur appartenance depuis l'éclatement de l'URSS. Des marins sans uniforme arpentaient les pontons rouillés, bricolaient, trafiquaient, en attendant une décision.
En ville, les dockers manifestaient pour les avantages acquis d'une profession morte. Dans les faubourgs, des usines fermaient. De modernisation en reconversion, une pauvreté nouvelle s'étendait; le chômage s'installait; les skinheads attaquaient; les voitures étaient toujours plus nombreuses. Sur le front de mer, le décor se rénovait. Les grandes villas 1900 du boulevard maritime se transformaient en résidences de copropriété. Des entrepreneurs modernes divisaient ces châteaux bourgeois en appartements, remplaçaient les fenêtres а croisillons par de grandes baies а double vitrage, et baptisaient leurs immeubles: «résidence Claude-Monet», «résidence Georges-Braque», en hommage aux peintres havrais.
En 1992 commencèrent d'importants travaux destinés а réhabiliter la plage. Depuis des années, une rumeur parcourait la ville selon laquelle cette baie n'était pas suffisamment mise en valeur. Au cours des années d'après-guerre, les habitants du Havre s’étaient accommodés d'une plage négligée, comme s'il ne pouvait en être autrement, dans cette cité industrieuse: l'essor du complexe pétrochimique imposait ses rejets comme un mal nécessaire. Désormais, l'humanité soignait son image, rêvait d'une seconde nature. La crise industrielle stimulait l'industrie de la propreté. Face а la production exponentielle de déchets, le commerce touristique et sportif trouvait son style. А la veille du troisieme millénaire, les habitants de cette ville et ses autorités estimaient mériter, comme les autres, un véritable espace vacances, calqué sur le modèle des plages idéales.