Il fut question de transformer en promenade piétonnière le boulevard maritime, où le flux automobile était devenu très dense. Ce projet hostile а la circulation fut abandonné et les autorités municipales optèrent pour un autre projet consistant а isoler la plage du boulevard grâce а une dune artificielle. Un chantier complexe permit d'édifier, au milieu des galets, une bizarre colline de sable, sur laquelle furent plantées des touffes d'herbe sauvage qui rappelaient les lointains rivages des Landes ou du Pas-de-Calais. Le chantier dura trois années: «Un espace de liberté de neuf cents mètres de longueur ne se construit pas en un clin d'oeil», titra un journal local. Les architectes décorateurs firent creuser, au pied de la dune artificielle, une rivière artificielle, peuplée d'algues et de roseaux évoquant la pureté des cours d'eau campagnards. Malheureusement, les milliers de Havrais qui se rendaient а la plage dégradèrent rapidement ce faux-cours-d'eau-sauvage au milieu des galets. Le pipi d'enfants, les cornets de papier ruinaient, а la belle saison, le charme du ruisseau. Des frites nageaient parmi les algues, des bancs de mégots glissaient entre les roseaux. A contrecoeur, les autorités havraises durent protéger la rivière et les dunes par des barrières et des grillages, qui rompent quelque peu la poésie du concept.
Derrière la dune, côté mer, la nouvelle plage du Havre ne manque pas d'attrait. Une promenade édifiée sur les galets permet d'arpenter le rivage en suivant le mouvement de la mer et des navires. On aperçoit, а l'horizon, Deauville et Trouville. Raccourcies et rénovées lors des travaux d'aménagement, les rangées de cabanes ont perdu leur aspect de bidonville urbain, au profit d'un caractère plus immédiatement balnéaire. Les bistrots de planches sont bordés de «jardins а l'anglaise»; on reconnaît, au milieu des pelouses, les enseignes d'anciens marchands de frites – Chez Polo -, de boutiques vietnamiennes – Le Lotus, Le Mékong -, ainsi qu'une nouvelle vague de bistrots rétro évoquant Le Havre des années trente, tel le bar Frascati (du nom de l'hôtel disparu où Louis-Ferdinand Céline venait écrire en regardant les bateaux).
Lassés par les visions futuristes d'Auguste Perret, les Havrais rêvent des rues d'avant-guerre qu'ils n’ont pas connues. Quelques vieillards se souviennent encore de cette ville perdue, de la gare maritime et des transatlantiques. Les enfants d'aujourd'hui se remémoreront la rivière d'algues et de mégots, les terre-pleins pour containers. Chaque époque a les rêves qu'elle peut; la nostalgie s'accroche а n'importe quoi. Et moi-même, en arpentant а nouveau la plage du Havre, je me rappelle, avec une curieuse mélancolie, le flot d'ordures coulant parmi les baigneurs. Le grand parking de la digue est toujours lа, avec ses glaces Ortiz, ses croustillons Victor, ses accents, ses odeurs de saucisses et de mobylettes. J'aperçois Sainte-Adresse, à l'autre extrémité, avec ses bandes de véliplanchistes, ses blondinets mi-français, mi-californiens. Mais une longue promenade, bordée de jardins à l'anglaise, relie désormais les deux extrémités de lа plage et, sans doute, d'un bout а l'autre, les vêtements, les autos, les conversations se ressemblent davantage aujourd'hui qu'hier. Il serait peu raisonnable de le regretter.
Le soleil tombait. Nous demeurions nus sur les galets, serrés les uns contre les autres comme des oiseaux sur une branche, petite famille du XXe siècle au milieu d'une plage de gravats, dans la lumière fraîche et trouble de la baie de Seine.
A l'ouest, vers Sainte-Adresse, la côte verdoyante s'élevait jusqu'au cap de la Hève, vers les falaises du pays de Caux. Sur les pentes s'alignaient de grandes demeures à colombages, des manoirs à tourelles, des chalets en bols autour d'un ancien hôtel balnéaire. On aurait pu reconnaître, de ce côté de la ville, les tableaux brossés un siècle plus tôt par Monet, Bazille, Jongkind, Boudin lorsqu'ils séjournaient ici. La Normandie était le jardin de Paris Le Havre, l'entonnoir où l'on s'engouffrait alors vers l'Amérique. Claude Monet, dans les bassins du port, peignait son Impression soleil levant. Chefs d'orchestre, acteurs, peintres, hommes de lettres, hommes d'affaires, hommes d'Etat, voyageurs de luxe et voyageurs de commerce embarquaient ici sur des navires а vapeur pour leurs tournées exotiques ou transatlantiques tandis que, dans les cabines de troisième classe, s'entassaient les immigrants de toute l'Europe.
А l'est, loin des souvenirs, se dressait la ville moderne: ses tours de béton, ses cheminées d'usines. Petit bout d'Europe rénovée, centre de production, coin de province française entre le monde d'hier et le monde d'aujourd'hui. C'était Le Havre, ville à l'abandon, ville а la dérive où subsistaient, ici et lа, les traces d'une autre histoire.
Soudain, dans la lumière douce de cette fîn d'après-midi, nous relevions ensemble la tête en entendant la sirène d'un bateau. Une sirène différente de toutes les autres; une sirène plus puissante que nous avions immédiatement reconnue, si bien qu’en nous redressant, nous savions précisément ce que nous allions voir: le passage de ce bateau constituerait le clou de notre semaine, l'apothéose de cette journée délicieuse. Nous regardions glisser, entre les deux bras de la digue, un grand paquebot noir, blanc et rouge aux cheminées ailées. Ses lignes élégantes voguaient sur les flots bleus. Ce navire dégageait une impression de pureté, de souplesse, sans rien de commun avec les lourdes machines flottantes d'avant-guerre. Tel un ultime luxe français des années soixante, telle une Caravelle, une DS Citroën, ce grand bateau souple glissait dans le soir. Son étrave coupait, comme un fil, la ligne des flots. Il abandonnait derrière lui les digues du port pour avancer, rapidement, au milieu de la rade. La sirène lançait а nouveau un hurlement sourd, qui diffusait dans le corps du public havrais une fierté, une émotion. Toute la ville se figeait un instant sur la plage, sur les balcons.
Le France repartait vers l'Amérique. Il traversait le décor, puis diminuait peu а peu sur l'horizon. Le dernier paquebot transatlantique poursuivait son va-et-vient; il s'en allait vers New York et les quais de l'Hudson avant de revenir, comme un balancier, chargé d'autres passagers. Nous regardions ce bateau sur la plage dans le soir tombant, sans songer à New York, ni au Havre, ni à la France, ni à l'Amérique, ni à l'impressionnisme, ni à la pollution pétrolière, ni au destin de la marine marchande. Nous suivions sur l'horizon la trace de ce navire, comme notre rituel ordinaire et particulier. Il faisait doux. La mer, presque étale, montait encore par minuscules vaguelettes qui se laissaient tomber mollement sur les galets, avec un gargouillis; puis la vague plus haute et profonde, creusée par l'étrave du navire, ondulait lentement jusqu'а nous et s'écrasait en projetant des gouttelettes d'écume.
Alors, assez heureux, nous allions nous rhabiller dans notre cabane de bois. Nous ramassions les différents objets de l'expédition, puis nous remontions en 2 CV par les rues, jusqu'а la maison, jusqu'au dîner, jusqu'а la routine de cette petite famille où je vivais.