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S'éloignant de l'hôtel, Patrick traversa les prairies où paissaient des troupeaux de moutons. Il s'enfonça dans la lande par un sentier, plongea dans la lumière jaune d'un pétit bois de sureau, déboucha dans un champ de trèfles et retrouva bientôt la trace du sentier, fier de s'orienter aisément, quand un touriste ordinaire se serait égare.
Chaque année, au printemps, Patrick venait passer une semaine au village, pour se reposer des tournées qu'il n'avait pas accomplies. Quarante ans, comédien au chômage, originaire de la région, il aimait la campagne et les conversations de bistrot. Grand et mince, le visage osseux, il portait par habitude une queue-de-cheval, qu'il avait longtemps considérée comme une marque d'affranchissement.
Patrick jouait les rôles comiques avec un certain talent, mais un tic absurde entravait – selon lui – l'épanouissement de sa carrière. A intervalles réguliers mais imprévisibles, sa bouche se crispait, il clignait de l'oeil а deux ou trois reprises, puis le symptôme passait. Adolescent, ses parents l'avaient envoyé consulter une psychologue; faute de le guérir, celle-ci l'avait persuadé de suivre sa vocation (elle évoquait le cas d'un acteur célèbre qui maîtrisait ses tics dès qu'il entrait en scène). Malgré un prix de théâtre, obtenu avec félicitations du Jury, la carrière n'avait pas suivi. Patrick vivait а Paris dans une chambre de bonne, donnait des cours dans un conservatoire de banlieue, séduisait parfois l'une de ses élèves; mais il n'aimait rien tant que ces promenades dans la lande, ce petit voyage rituel au cours duquel il se confrontait, pendant huit jours, aux questions de la nature,
Une angoisse se noua dans son ventre: il n'avait pas payé sa facture de téléphone. Patrick lutta contre cette pensée. Repoussant les genêts, il grimpa sur un promontoire sablonneux coiffé d'herbes sèches d'où il aperçut enfin, un kilomètre plus loin, la mer bleue et blanche. Juché sur la dune, il observa la côte sauvage. Puis il se tourna vers l'intérieur du pays en évitant, sur sa droite, la portion du paysage abîmée par la petite usine d'incinération…
II s'arrêta, horrifié. Là où, l'an dernier, s'étendaient encore des prairies, ses yeux s'écarquillèrent devant un immense chantier. L'usine avait triplé de volume. Près de la vieille cheminée, deux nouvelles unités portaient, en lettres rouges, le nom de NAVET. Des bulldozers s'agitaient dans des travaux de terrassement. Près des fours, les camions déversaient des bennes d'ordures sur lesquelles virevoltaient des nuées d'oiseaux; puis ils repartaient vides, à cent à l'heure, récolter de nouvelles cargaisons de déchets.
Patrick ferma les yeux; il dévala la dune en poussant des jurons. L'industrialisation! Un siècle en retard! Sur cette côte sauvage! А l'heure de la protection de la nature! Comment les villageois autorisaient-ils une chose pareille? Pendant un kilomètre, le comédien marcha vers la mer, consterné, furieux, agité par un tremblement du visage. Il prit des décisions radicales: jamais il ne reviendrait. Il chercherait ailleurs une contrée préservée, s'il en restait encore… Arrivé а l'embouchure de la rivière, il se calma en observant un groupe de goélands posés sur le sable. Les mêmes, peut-être, qui s'ébattaient dans les ordures! Il les chassa d'un coup de pied puis remonta le cours d'eau. Passant devant le moulin abandonné, il s'assit sur une pierre en songeant à la beauté disparue; puis il se domina en considérait la vie pénible des paysans d'autrefois.
Quelques minutes plus tard, il arrivait au hameau de l'étang où des bosquets verts et gras contrastaient avec la sécheresse de la lande. Au bord d'une pièce d'eau se dressaient un chalet suisse et un mas provençal (construits avant qu'une loi n'impose, sur tout le littoral, des normes architecturales régionales). Patrick s'approcha de la demeure méditerranéenne, devant laquelle stationnait une jeep. Il entra sans bruit dans un couloir pavé conduisant а une porte, sur laquelle il frappa un rythme joyeux.
– C'est qui? chanta une voix d'homme sur un ton complice.
– Un visiteur de Paris! répliqua l'acteur sur le même ton.
Des charnières grincèrent. La porte trembla puis elle s'ouvrit lentement. Toute seule. Et Patrick découvrit devant lui, au fond de la pièce, Joseph allongé sur un canapé en compagnie de Marceline – une jeune veuve des environs -, la poitrine à moitîé nue. Elle pouffait de rire. Joseph tenait а la main une ficelle, chevauchant sur des poulies, par laquelle il actionnait la porte а distance, sans quitter sa couche de roi fainéant.
~~~ On faisait la sieste en t'attendant!
Joseph, la cinquantaine, paraissait encore jeune malgré son nez rouge turgescent, entretenu par d’innombrables beuveries. Fils de villageois, célibare attardé, il dilapidait le petit héritage de ses parents dans une retraite précoce. Ami des touristes, il avait sympathisé avec Patrick au fil des conversations de bistrot.
Cinq minutes plus tard, les trois convives s'attablaient dans la cuisine, autour d'une bouteille de vin blanc. Le téléviseur s'exprimait bruyamment. Joseph servit une première tournée, puis une seconde. Il semblait fier de sa nouvelle antenne parabolique, raccordée а quatre-vingt-huit chaînes publiques, privées, cryptées. Télécommande en main, Patrick zappait par politesse; mais il avait la plus grande peine а s'exprimer devant le poste allumé. Un présentateur évoquait le drame d'une douzaine de bébés espagnols: leur croissance interrompue par une crème de soins pour les fesses toxique… A la troisième tournée, Patrick avoua que le téléviseur le gênait. Etonné, Joseph coupa le son, tandis que Marceline allait chercher, dans la cave, une seconde bouteille de vin blanc.
Patrick respira, soulagé par la perspective d'une vraie conversation. Joseph raconta divers événements survenus au village depuis l'an dernier: deux enterrements, un divorce. L'acteur parla des nuits parisiennes; il évoqua, sur un ton familier, une comédienne célèbre (en réalité, il l'avait croisée dans une soirée). Puis il interrogea Joseph sur l’extension de l'usine d'incinération, cet horrible chantier au milieu des dunes. Mais au lieu de l'approuver. Joseph se rembrunit:
– Merde alors! Les Parisiens, vous êtes tous pareils. Le progrès pour vous et le Moyen Age pour les autres!
Patrick n'avait pas prévu cette riposte. Sa bouche se tordit dans un rictus et il cligna de l'oeil, tout en bégayant:
– Le progrès? Mais quel progrès?
– Tu voudrais qu'on vive comme les paysans d'autrefois? Qu'on nous enferme dans des réserves?
Le ton monta rapidement. Patrick croyait prêcher l'évidence: les villageois possédaient des autos, des maisons, des télés, des machines а laver, des fours а micro-ondes, des débroussailleuses, des chaînes stéréo, des ordinateurs. Fallait-il, de surcroît, transformer la campagne en banlieue? De son côté, Joseph considérait Patrick comme un fou, vivant toute l'année au milieu des voitures, mais incapable de supporter un bruit de moteur а la campagne; respirant abondamment l'air pollué de Paris, mais obsédé par la pureté de son lieu de vacances. L'acteur s'indignait:
– On voit l'usine partout; on sent des odeurs qui planent. Vous allez détruire la faune et la flore…
– Au contraire, ça attire les oiseaux. T'as pas vu les mouettes autour de l'usine?
– Vous ferez fuir les touristes avec vos ordures.
– Non, monsieur! On a pensé а tout. Une zone touristique, un sentier balisé, des parkings, des buvettes… Les taxes de l'usine vont permettre de créer des activités. Et pour qui crois-tu qu'on se donne tout ce mal? Pour vous, les vacanciers! Seument voilа, vous n'êtes jamais contents.
– Ne faites rien, ce sera mieux!
Patrick dressa brusquement la tête, comme s'il gobait une mouche, et il cligna plusieurs fois de l’oeil. Tout en servant une autre tournée, Joseph le considérait avec pitié en fulminant: