Je regagne la maison d'Elisabeth au soleil couchant. La mer est rose. Nous bavardons dans la véranda. Nous suivons un débat télévisé. Un homme politique affirme que les jeunes sont sympas. Un jeune confirme que les nouvelles générations ont acquis le sens critique. Une vieille dame regrette la culture classique, mais admet qu'il y a beaucoup de bonnes choses а la télé. Le présentateur coupe la parole а tout le monde; il semble content et regrette que ce débat soit déjа terminé. Je reprends un petit verre de liqueur. Des cageots pleins de pommes répandent dans la pièce un parfum agréable.
Demain, Elisabeth me reconduira а la gare. Nous roulerons dans la campagne. Avant d'arriver а Fécamp, nous nous arrêterons au garage qui jouxte le centre commercial. La station-service sera déserte. Elisabeth, qui s'y connaît, sortira de la voiture pour introduire sa carte de crédit dans une fente. Un peu fatiguée, elle décrochera le tuyau puis injectera le liquide elle-même. Elle tapotera encore quelques touches et nous repartirons vers la gare, dans le silence.
(GLAUQUE)
Paul est artiste, comme les autres. Il fabrique des objets étranges et peu commodes. Il a vingt-six ans, tient des discours sur la révolution cybernétique, le développement de l’esprit par les drogues, l’alliance de l’écologie et des technologies.
Il vit dans une chambre au sixième, avec W-C sur le pallier. Un intérieur exigu mais sophistiqué: murs décorés de fragments de mosaïques, faux bois exotiques, faux marbres d’Italie, étagères néogothiques. Je suis arrivé vers neuf heures. Paul m’a fait asseoir sur une chaise compliquée, ornée de gargouilles moyenâgeuses. J’ai regardé par la fenêtre la vue plongeante sur un hôtel de ville de proche banlieue: jardins et jets d’eau, entre quartiers bourgeois et ghettos suburbains. Le dîner n’était pas prêt. Les autres invités sont venus plus tard. Les amis de Paul prétendent vivre sans horaires. Nous avons commencé le repas peu avant minuit, après de nombreuses cigarettes de haschisch.
Les amis de Paul – deux garçons et deux filles – sont tous vêtus de noir. Ils portent des blousons de cuir ornés de dessins archéo-futuristes. Tout en se nourrissant d’escalopes à la crème, ils évoquent autour de la table la dernière rave party, nuit de transe oû ils se sont rendus hier soir. Des centaines de participants glauques ont dansé sur la techno toute la nuit dans un entrepôt glauque. Pendant la moitié du repas, ils revivent ce délire en ricanant, dans une lente conversation rhythmée par le mot "glauque". Sébastien parle plus fort que les autres; il prédit une nouvelle ère sexuelle fondée sur les cocktails chimiques, les transes collectives, les multimédias érotiques. Il est gras, blond, féru de psychologie et adepte de sadomasochisme; il touche volontiers son sexe, moulé sous son Levi’s le long de sa cuisse. A chaque phrase, il reçoit l’approbation silencieuse de Slavie, sa femme, une petite brune rachitique dont les incisives supérieures ressortent comme des dents de lapin.
Un piercing dans le nez, un autre dans la lèvre, elle se comporte en esclave et aboie comme un chiot lorsque Sébastien avale goulûment le contenu de son assiette, sans l’autorise à rien manger. C’est un jeu sexuel de domination.
Le vin coule. Sébastien affirme:
– Quand tu fais du sport, tu augmentes tes performances érotiques.
Il parle de house, de baise, de science-fiction, de psychotropes, de sorcellerie. Les autres comprennent. La femme esclave à dents de lapin, qui n’a rien ingurgité depuis le debut du repas, va s’enfermer dans la cuisine d’oû elle ressort la bouche pleine. Et soudain elle prend la parole. Elle trouve cette soirée super-glauque, la vie super-glauque. Les autres approuvent. Paul montre ses derniers tableaux glauques qu’il a peints, la semaine passée; puis il fait écouter le dernier morceau de guitare glauque qu’il a enregistré dans un studio d’amateurs.
Slavie est soudain autorisée à se servir d’escalopes. Son petit corps maigre, tabassé par les coups de poing, avale d’énormes quantités de pâtes et de viande, tandis que son maître parle de Dieu et du Diable. Slavie a une grosse bouche. Telle une petite fille, elle veut faire son intéressante, lance des phrases. À la commissure de ses lèvres coule un mince filet de crème. Elle répète sans fin les mots agréés par leur secte: louche, sordide, rave, extasy, transcore, dealer, lourd. Et Sébastien l’approuve, rebondit, évoque un DJ, une soirée Iguane, une envolée housienne puis le quotidien glauque: Lexomil, descente, bains chauds…
Je rejoins Paul dans la cuisine. Nos familles habitaient la même rue. Il avait quinze ans, voulait devenir artiste. Il était beau, inattendu, prometeur. Ses parents le destinaient à une école de commerce; Paul se fâcha, opta pour la peinture. Ses parents sont désormais ses seuls clients. Il me tend le joint puis se lance, en rigolant, dans d’urgentes confidences sexuelles liées à notre lointaine intimité. Tout en ouvrant la boîte de salade de fruits, il avoue son inclination pour les partouzes.
– Le cul, ça t’emmène loin! – répète-t-il.
Je lui rends la cigarette de cannabis, laisse ce grand basané se confier à demi-mot. Par un sourire entendu, je lui donne l’impression de comprendre, de partager sa foi. Paul croit avoir touché juste. En confiance, il avale une rasade de coca, quelques comprimés de vitamines (Paul est adepte de la nutrition par pilules), puis, tout saoulé de la modernité glauque et de sexe salvateur, il répète, songeur:
– Le cul, c’est le pied!
(PORTRAIT)
J’ai trente ans.
Mon corps est anodin. Ma manière de me vêtir, ordinaire, dénote un certain manque de goût dans l’assortiment des formes et des couleurs. On ne me remarque guère. Je ne dis pas grand-chose, ou alors des banalités sur le temps qu’il fait. J’existe pour autant que les autres existent. J’observe mes voisins, m’efforce de leur ressembler. J’approuve ceux qui parlent d’un hochement de tête bienveillant. Je défends leurs idées avec leurs arguments. Je les amuse avec leurs bons mots. Je comprends difficilement les astuces et je prie qu’on me les explique; puis je ris franchement pour montrer que j’ai bien compris.
Je connais ce qu’il faut pour être au courant: les débats d’actualité, les efforts de la diplomatie au Proche-Orient. Certains soirs, lorsque j’ai bu, j’élève la voix, je me passionne. Dans une soudaine inspiration, j’émets quelques idées, quelques paradoxes… Mais rien d’essentiel ne sort jamais de ma bouche. Foncièrement indécis, influençable, insincère, je peux changer d’avis pour plaire au premier venu. Je ne suis pas certain que notre monde soit meilleur ou pire. Je me soucie peu qu’il y ait une vie après la mort. Je m’engouffre dans une direction au hasard, puis je repars, au carrefour suivant, en sens inverse. Je me laisse manipuler, violenter, bercer par le temps qui coule.
D’aucuns prétendent que je me cache, contenant à grand renfort de barrages et d’écluses le torrent de pulsions qui se bousculent en moi, les déferlements de mots, les symptômes d’amour et de haine, les charrois d’injures, les soupirs d’extase et de volupté. Quelques amis me prêtent une humanité profonde. Ils discernent sous mon silence de grandes douleurs, de profonds secrets. Ils affirment: "C’est un sentimental qui s’ignore!"
Il me semble parfois que, malgré mes efforts, je n’existe pas encore en tant qu’individu, maître de son destin. Mes crises d’adolescence ont fait place au grand vide de l’âge adulte. Mon corps, mon cerveau montrent chaque jour leurs limites. Je me contente de bonheurs simples. J’aime me promener, marcher dans la campagne. Rire, boire et manger en bonne compagnie. Chanter, pleurer au son d’une musique exquise. J’aime les caresses légères et l’amour sans passion.