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… 6°) Construction d'un lotissement tout confort…

A bout de nerfs, Pommier se tourna vers le capitaine des majorettes et chuchota:

– Ça va être а vous.

Le maire, les yeux mi-clos, s'éternisait en considérations générales sur les relations entre les petites communes et les pouvoirs départementaux. Comme il s'éteignait dans une phrase incertaine, Pommier souffla а sa voisine:

– Allez-y!

La femme leva son bâton. Un adolescent, juché sur le camion-sono, lança la musique. Les haut-parleurs entonnèrent une marche militaire; les jeunes filles levèrent les genoux en rythme tandis que le maire, décontenancé, continuait а parler dans un vacarme où nul ne l’écoutait plus. II se laissa donc entraîner par le défilé, du parking vers le centre du village.

Pommier profita de la confusion pour se précipiter vers le talus et s'apaiser. Il rejoignit la troupe à mi-chemin, tout rouge, gonflé, soufflant. Derrière le camion-sono, les pompiers marchaient au pas avec un sérieux militaire; les majorettes lançaient ensemble leurs jambes dans une belle unité martiale; suivaient le maire, le sous-préfet, le curé et les curieux. A l'autre extrémité du village, la circulation était coupée par la gendarmerie, le temps de laisser passer la procession. Des poids lourds patientaient derrière le barrage. Une odeur de pourriture planait. Le maire expliqua fièrement au sous-préfet que ces camions alimentaient, jour et nuit, l'usine de l'incinération.

La cérémonie s'acheva au bar de l'auberge. Le blanc coulait а flots. Le sous-préfet resta une demi-heure. Toujours sanglé dans son casque, Navet le remercia pour l'autorisation d'extension accordée а son entreprise, malgré la campagne d'une demi-douzaine d'écolos. Tout en dégustant son muscadet, il s'indignait:

– Ça leur plairait qu'on vive comme au Moyen Âge, qu'on nous enferme dans des réserves!

Le sous-préfet sourit:

– Le tout est de trouver un juste équilibre entre développement industriel et protection des sites. Je crois que c'est ce que vous réussissez ici.

Toutes les cinq minutes environ, la salle de réception de l'hôtel était agitée par un tremblement. Un camion d'ordures traversait la commune а toute vitesse. Habitués а l'itinéraire, les chauffeurs suivaient la route sans ralentir; ils fonçaient vers les fours pour anéantir plusieurs tonnes de déchets ménagers. Navet observait le va-et-vient par la fenêtre. L'économie locale avait trouvé, grâce a lui, sa dynamique: pour développer le village, il fallait lancer des projets; pour financer ces projets, il lallait développer l'usine. Ce processus enclenché, plus rien ne freinerait l'essor de la contrée.

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Patrick marchait dans la lande. Son sac accroché sure dos, il foulait les bruyères, heureux de retrouver la bonne senteur du littoral après une saison théâtrale déprimante. Choisi pour le rôle de Scapin – en vue d'une tournée de trois mois en banlieue parisienne -, il s'était fait doubler par l'amant d'une directrice départementale des affaires culturelles. Pis encore: l'acteur en question avait suivi ses propres cours. Invité а la générale, la mort dans l'âme, Patrick dut reconnaître que son élève jouait assez bien le rôle. II se repliait sur le destin de pédagogue, persuadé d'avoir forgé une génération d'acteurs. Il reprit son enseignement, sa bohème organisée, son séjour printanier au village.

Le sentier longeait un pré entouré de pierres où bêlaient des brebis. Une antique maison de torchis, coiffée d'un toit de chaume, apparut parmi les genêts. La cheminée fumait. Rien, ici, n'avait changé depuis un siècle; Patrick aimait les mondes engloutis, les derniers des Mohicans, comme cette vieille paysanne а laquelle, régulièrement, il venait rendre visite.

Depuis son engueulade avec Joseph, l'an dernier, l'acteur avait pris des résolutions. Le rôle d'écologiste parisien en guerre contre les autochtones était aberrant. Il ne changerait pas le destin du village et devait s'adapter, bon gré mal gré, а des transformations qui le dépassaient. Pourtant, en approchant de cette chaumière primitive, il se sentait mieux. Longeant le vieil enclos, il regarda les poules et les canards, le cochonnet aux cuisses rosés, pataugeant et reniflant dans son auge; scènes et fables d'un théâtre de campagne.

Il poussa la porte en bois, avança dans une entrée sombre de terre battue. L'eau s'écoulait jour et nuit dans un bassin de granit. Des outils reposaient contre les murs: faux, sarcloirs, râteaux en bois. Des lapins grossissaient dans les clapiers. Au-dessus de la bergerie, dans un grenier а foin, des sacs d'herbe sèche s'accumulaient parmi les poutres poussiéreuses, chargées de toiles d'araignée. Patrick frappa а la seconde porte.

– Entrez, cria une femme.

Il poussa le battant et reconnut la vieille Marie, petite paysanne vêtue de noir, visage fripé, assise sur un tabouret devant son fourneau plein de suie, où fumaient deux casseroles d'eau. Des torchons séchaient au-dessus de la cuisinière. Sur le buffet, sur le sol, dans les recoins poussiéreux somnolaient d'innombrables chats. Marie regarda Patrick:

– Ah, c'est vous.

Elle se leva et l'entraîna vers la salle а manger, où elle recevait ses visiteurs. Ayant indiqué а Patrick une chaise basse, elle s'installa sur une banquette en bois, à l'autre extrémité de la pièce, et la conversation commença. Patrick demanda:

– Auriez-vous une douzaine d'oeufs frais, que je les ramène а Paris?

Marie parut embêtée. Elle réfléchit avant de prononcer:

– Peut-être une demi-douzaine…

Les poules pondaient mal en ce moment; les demandes étaient trop nombreuses, Marie ne pouvaît satisfaire tout le monde; mais elle en trouverait peut-être cinq ou six, en cherchant bien… La vieille gérait méthodiquement ses stocks, pour attirer les visites au rythme régulier qui lui convenait. Ils passèrent а d'autres sujets. Marie se souvenait parfaitement de sa précédente conversation avec Patrick, l'an passé. La bouche de l'acteur se tordit plusieurs fois lorsqu'elle l'interrogea sur sa tournée théâtrale au Canada: le projet avait échoué, comme les autres, et Patrick préféra mentir en brodant sur quelques souvenirs d'un voyage au Québec. De temps а autre, Marie se levait et courait vers la cuisine, afin de transvaser une quantité d'eau chaude d'une casserole dans l'autre. Puis elle revenait s'asseoir sur sa banquette.

– Tout de même, vous devriez couper cette queue-de-cheval…

L'acteur sourit. Il demanda а la vieille son avis sur les travaux de la commune. Elle jugeait stupides les projets de ses concitoyens. Selon le tracé prévu, la nouvelle route d'accès а l'usine passerait près de sa ferme. Elle craignait qu'un de ses chats ne se fasse écraser. Le maire, Navet et Pommier étaient venus en délégation lui parler du droit au développement, du renforcement de l'industrie locale. Elle ne voulait rien entendre. Ils étaient revenus lа semaine suivante pour lui acheter un pré, en bordure du futur terrain de motocross. Marie les avait mis dehors.

«Une résistante!» songeait Patrick, aux anges.

– En cherchant bien, je vous en trouverai peut-être une douzaine.

Il faîlait partir, reprendre le train de nuit vers Paris. Marie fit durer la conversation sur le pas de la porte, dans le vent doux de cet après-midi de printemps. L'acteur s'éloigna par le chemin qui traversait les marécages; il passa le vieux pont où, un soir, il avait croisé la paysanne, suivie par son troupeau bêlant sous le ciel étoile. Il se pencha sur la rambarde pour écouter la rivière; d'innombrables entrechocs liquides résonnaient sous la voûte comme un jeu de grelots.

Soudain, Patrick renifla dans l'air un relent d'ordures.

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