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Nathalie et Jean-Marc, en tenue de jogging, trottent sur le sentier balisé qui les conduit du parking vers la mer. Ils transpirent, côte а côte, dans leurs survêtements gris. L'hiver dernier, ils ont acheté une part d'appartement dans une station balnéaire voisine (un duplex en multipropriété qui leur appartient quatre semaines par an). Ils aiment courir sur cette lande sauvage et fleurie, où ils accomplissent une série d'exercices sportlrs – extensions, pompes, abdominaux. Arrivés au rivage, ils soufflent devant l'océan puis retournent au parking, boivent une bouteille d'eau minéraie, grimpent dans leur voiture et rentrent déjeuner.

Ils courent sans se parler, respirent la bonne odeur des pommes de pin. Chacun porte sur ses oreilles un walkman qui diffuse les programmes d'une radio tonique. Quand leur pas faiblit, une musique funky les encourage; quand leur esprit se relâche, un flash d'informations les ranime. Nathalie, jeune cadre dans une boîte de conseil financier, porte un bandeau qui maintient sa chevelure blonde. Jean-Marc, jeune ingénieur dans une boîte de conseil en informatique, porte des lunettes rondes, tenues par un ruban de caoutchouc qui les empêche de sauter sur son nez а chaque foulée. Un bandeau multicolore cerne également son crâne comme celui des tennismen qu'il admire; sans véritable utilité, vu sa calvitie précoce.

Concentrés sur le rythme de leur respiration, ils suivent les balises récemment implantées sur le sentier. Des panneaux, des flèches, des noms de lieux-dits ponctuent l'itinéraire: «lande du Sanglier», «chemin des Genêts»… Parfois, Nathalie et Jean-Marc s'arrêtent pour lire sur la balise une page d'histoire régionale, étudier un schéma géologique. Tout en ingurgitant les informations, ils trottent sur place, afin de conserver leur rythme respiratoire. D'autres pancartes, posées par l'Association de sauvegarde des forêts et dunes, invitent les joggeurs а respecter la nature, а ne pas cueillir une plante en voie de disparition, а ne pas marcher dans certaines zones dunaîres «en cours de revégétalisation écologique». Les deux paires d'Adidas se remettent en train, foulant un sol sablonneux mêlé de branches de bois sec, de coquillages minuscules, de mégots, de pissenlits, de kleenex froissés. A certaines étapes, un tronc d'arbre nettoyé et verni, disposé en travers du chemin, impose des épreuves particulières; grimper, sauter… Plus loin, un pont de corde est tendu au-dessus d'un fossé. Nathalie et Jean-Marc suivent fidèlement les propositions. Séjour après séjour, ils apprennent а maîtriser les itinéraires sportifs de la région dans un temps record.

Une disco tonique les encourage а l'approche des premières grandes dunes, dont le sol mou et les pentes vives exigent un surcroît d'effort. Le flash de dix heures annonce une baisse de la Bourse, liée à la trop bonne santé de l'économie. Un panneau, sur le côté du sentier, indique: «Marchez au pas.» Nathalie et Jean-Marc ralentissent leur élan; ils respirent profondément en soufflant vers le sol, étirent leurs bras en adoptant une foulée lente et régulière. Le soleil chauffe la lande. Jean-Marc prend instinctivement la main de Nathalie, tandis que le DJ lance une chanson d'amour. Soudain, au moment de contourner un monticule de sable, ils perçoivent, en travers du chemin, trois grosses motos dont les moteurs grondants couvrent bîentôt leurs programmes radio.

Les carburateurs rugissent par brusques reprises. Juchés sur leurs chars, deux hommes et une femme portent des combinaisons de cuir noir. Ils ont ôté leurs casques et dévisagent les deux tourtereaux. Affolé par ces cavaliers de l'Apocalypse, le jeune ingénieur conseil sent son coeur taper dans sa poitrine. Il a peur des loubards et redoute une agrèssion. Nathalie, plus amusée par ces monstres en pleine lande, tire son mari par la main et offre aux motards un large sourire. Ceux-ci renvoient un geste de salutation. Jean-Marc est rassuré quand l'un des trots pilotes demande d'une voix timide:

– Vous connaissez le terrain de motocross? Je crois qu'on est partis dans la mauvaise direction.

Affichant а son tour un sourire confiant, Jean-Marc tend la main:

– C'est par lа. Je crois. Vous roulez jusqu'а la petite ferme, vous passez les prés. Vous continuez, en suivant les cheminées de l'usine. Vous ne pouvez pas vous tromper.

– OK, merci, dit l'autre, inquiet de s'être égaré sur le chemin des joggers où il risque une contravention.

Les deux filles échangent quelques paroles; puis les trois motards, ayant rengainé leurs casques, font tourner les moteurs et foncent dans un tohu-bohu à travers dunes et sentiers. Nathalie et Jean-Marc rajustent leurs walkmans. Ils reprennent la direction de la plage, en suivant les instructions du panneau qui leur indique, maintenant, de sauter à cloche-pied jusqu'а la prochaine balise.

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– Pourquoi tu refuses de vivre comme tout le monde? Pourquoi t'as pas de voiture, hein? Tu trouves ça normal?

– Ben, heu…

Depuis le début de la conversation, Patrick ne parvenait pas а formuler le moindre argument. Gérard Lambert s'énervait, les yeux hagards. Patrick ne l'avait pas cherché; il se voulait amical, compréhensif et restait effaré par l'individu sur lequel il avait fondé tant d'espoirs: Lambert, le plus jeune agriculteur du village; le dernier de cette contrée délaissée par les plans de sauvetage de la paysannerie.

Âgé de trente-trois ans, Lambert possédait un troupeau de brebis et une fabrique de fromages. Non loin de l'ancienne masure de ses parents – transformée en garage -, il s'était bâti une maison de parpaings dans laquelle il vivait avec une femme, deux enfants et deux chiens-loups. Son épouse travaillait comme caissière а l'hypermarché. Gérard s'occupait du troupeau, des fromages, des poulaillers. Apprenant l'existence de cette ferme, Patrick avait éprouvé un soulagement: la survie des petites exploitations agricoles le rassurait.

Venu chez Gérard, sous prétexte d'acheter quelques fromages, il fut saisi d'un doute, en apercevant cette baraque de banlieue entourée d'une aire bitumée où s'entassaient des pneus, des machines rouillées. Les chiens-loups se précipitaient vers la barrière en aboyant, les crocs pleins de bave. Terrorisé, Patrick demeura plusieurs minutes de l'autre côté du grillage; Gérard Lambert sortit de sa maison en bleu de travail, l'aperçut et cria familièrement:

– N'aie pas peur. Us vont pas te bouffer!

Les mains pleines de graisse, le fermier était occupé а réviser un moteur. Sans prêter attention а Patrick, il plongea les mains pour visser, dévisser, nettoyer les bougies, régler les soupapes, puis regarda la machine tourner avec la perfection d'un système bien rodé. Harcelé par les bergers allemands, Patrick avançait timidement pour demander а Gérard trois fromages. Enfin, celui-ci se retourna, considéra avec mépris la queue-de-cheval de son visiteur, puis lança:

– Tu bois un canon?

Ils entrèrent dans la ferme, Gérard nettoya ses mains au white-spirit; il enfila des chaussons et entraîna Patrick dans une salle а manger carrelée où tournait la télé, а côté d'une cheminée en style de temple grec. II sortit une bouteille de vin de table entamée. Patrick se présenta comme un habitué du village. Il prît soin de ne pas évoquer l'extension de l'usine. Mais Gérard, s'emballant dans une vaste réflexion politique, attaquait son interlocuteur comme un ennemi déclaré. Il l'engueulait par des allusions а peine détournées:

– Y a trop d'artistes. Des paresseux, payés а ne rien faire. Et c'est toujours le pauvre con qui paye.

– Sans doute, sans doute…

– Oui, je sais, vous êtes contre la peine de mort. Moi, je suis pour, avec torture. Qu'on les fasse souffrir! Qu'on les exécute а la hache, sur les places publiques.

– Mais ça n'empêcherait sans doute pas…

– Tu parles que ça n'empêcherait pas! Le Français est trop gentil. Vous, les artistes, dès qu'on tue un bougnoule, vous en faites une histoire. Mais quand un bougnoule tue un Français, vous vous en foutez. Quand est-ce qu'on arrêtera de se faire marcher sur les pieds? Le Français n'est pas méchant, mais un jour, il va en avoir marre, descendre dans la rue, et boum boum…

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