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– Les journalistes? Des menteurs! Des youpins! Des bougnoules!

Le directeur des programmes renonça а diffuser le reportage.

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Un léger sourire illumine le visage de Patrick depuis son arrivée au village, cette année. L'hiver dernier, il a obtenu un rôle dans une comédie télévisée. Après diffusion de cette série grand public, des spectateurs l'ont reconnu dans les rues de Paris. Il sort d'une longue frustration; même si, devant les gens de théâtre, il ironise volontiers sur cette sitcom stupide.

Retrouvant la campagne et le comptoir du bistrot, Patrick évoque régulièrement ce feuilleton, au fil des conversations, pour tendre la perche а ses interlocuteurs. Malheureusement, sa prestation est passée inaperçue au village; nul ne remarque ses allusions. L'unique sujet de préoccupation, quelques mois après la catastrophe, reste l'empoisonnement de Marie et la fermeture de l'usine.

L'échec du programme de développement du village procure а Patrick une satisfaction secrète; mais la mort de la fermière l'attriste. Tout а l'heure, il a marché près de sa maison. Le petit pont de pierre s'est effondré après le passage du camion de déménagement qui transportait les meubles а la brocante. Le nouveau pont, sommaire, est fait d'une énorme buse en béton. Autour de la chaumière, Patrick a traversé un paysage lunaire: jardin brûlé sur pied, arbustes calcinés, fleurs desséchées, tapis d'épines grisâtres. Seule une espèce de salade géante prolifère. Des planches clouées murent portes et fenêtres. Au loin, les nouvelles cheminées de l'usine Navet sont éteintes. La première unité vient de reprendre son activité pour le traitement des ordures ménagères.

Horrifié par ce résidu de campagne, Patrick rejoint la zone préservée du littoral. Il traverse le pré, s'enfonce dans la lande en direction de la mer; il contourne les premières dunes, dépasse un blockhaus de la dernière guerre. Des montagnes de sable herbeuses s'élèvent autour de lui, aiguilles et cratères sculptés par le vent.

Patrick entend le bruit d'un moteur. Quoi encore? Prêt а affronter une nouvelle menace, il gravit un sentier tortueux jusqu'au sommet d'une dune où s'accrochent de petits hêtres, tordus par le vent. Soudain, il découvre, de l'autre côté, un paysage labouré de champ de bataille, un horizon ravagé où toute végétation a disparu. Un moteur rugit de nouveau et Patrick voit sauter dans le ciel une roue, deux roues, un châssis, un réservoir chromé qui retombent et disparaissent; puis une seconde moto volante qui s'élève au-dessus du sol, se cabre, plonge derrière une dune et resurgit un peu plus loin.

Patrick voudrait hurler sa haine. Mais il songe а ses résolutions, а la nécessité d'aimer le monde tel qu'il est. Il s'efforce de saisir une harmonie entre le ciel, la lande et la pétarade.

Des voitures stationnent а l'entrée du terrain de cross. Patrick reconnaît au loin la jeep de Joseph. Combattant sa mauvaise humeur, il descend le sentier, traverse l'aire de stationnement et se dirige vers un bâtiment en panneaux préfabriqués qui sert de bureau d'accueil et de buvette. En semaine, les clients sont rares. Mats les villageois se rendent fréquemment au motocross, devenu leur principal sujet de fierté depuis les malheurs de l'usine. Ils viennent boire un verre, bavardent avec le gérant. Une grande table en pin est disposée derrière la baraque. Patrick, en s'avançant, reconnaît Joseph, Marceline et Robert Pommier, en train d'écluser une bouteille de blanc.

– Voilа l'artiste! s'écrie Joseph en levant son verre.

Patrick sourit. Pommier hausse un sourcil; il se méfie de cet acteur à queue-de-cheval qui, chaque année, revient au village et cherche а sympathiser. Son juron est couvert par la moto qui s'approche au ralenti et freine devant la table. Deux mains gantées se lèvent pour ôter un casque, laissant apparaître un visage blond ébouriffé qui lance:

– Je m'éclate sur ce circuit!

C'est le fils de Marceline, qui s'ébat dans les dunes avec un camarade. Descendant de moto, il entre dans le local, ressort muni d'une boîte de coca qu'il avale rapidement avant d’enfourcher de nouveau sa monture, pour foncer vers les montagnes de sable.

Les bouteilles se succèdent. Dès le deuxième verre, Patrick fait allusion au tournage de sa série TV; il déplore que les producteurs imposent trop souvent des jeunes premiers incompétents, «simplement pour leur gueule», ce qui oblige les vieux routiers, comme lui, а «sauver théâtralement» ce genre de film. Sa bouche se tord et son oeil droit cligne en rafale. De temps а autre, les motos engloutissent la conversation. Puis le mugissement des deux-roues est couvert, а son tour, par le bourdonnement d'un hélicoptère, passant а basse altitude au-dessus de l'usine:

– Ils font des analyses d'air, s'esclaffe Josepu en haussant les épaules.

Les villageois désignent l'administration comme responsable de leurs maux. Ils dénoncent un acharnement, décidé а les empêcher de vivre. La responsabilité de Navet, dans la mort de Marie, n'est pas clairement établie. Les membres du conseil municipal ont retrouvé leur énergie pour échafauder de nouveaux projets, avec le soutien de la direction départementale de l'Equipement. Ils entendent jouer а fond la carte du tourisme, l'aménagement de la côte. Joseph rêve d'un complexe sportif, d'un parking en bord de mer, accueillant les véliplanchistes de France, d'Allemagne, de Hollande…

– L'important, c'est de proposer des activités.

Patrick écoute, résigné, prêt а aimer ce qu'on voudra: les dunes, le bitume, les salades géantes, l'itinéraire balisé, le vin blanc: tout ce qui compose la poésie d'un village а la fin du XXe siècle.

Les motos tournent bruyamment. Marceline rit dans son verre, tandis que Joseph verse tournée sur tournée. Pommier se plaint des motards de la ville voisine qui défilent le week-end sous ses fenêtres en se rendant au terrain de cross. II aimerait une route de contournemem du village; il réclame une police des dunes.

En fin d'après-midi, on entend un coup de klaxon. Gérard Lambert, en survêtement, descend de son 4x4, suivi par sa femme, ses filles et les deux chiens-loups, Ralf et BIondie. Averti de la fête, il apporte un quartier de mouton et plusieurs bouteilles de rosé. Le gérant du terrain – un vieux loubard а barbe grise – sort le barbecue; le charbon de bois commence а rougir. Patrick redoute les invectives de Gérard, mais le jeune agriculteur s'avance vers lui et prononce, presque tendrement:

– Dis donc, Je t'ai vu а la télé. Bravo… Ça fait plaisir de connaître une vedette!

Patrick est envahi d'une sensation délicieuse. Les fillettes jouent avec les chiens.

– Couché, Ralf! crie Gérard.

Sa femme porte un pantalon vert pomme qui grossit son derrière, un blouson de skaï et de longs cheveux frisottés. Elle retourne sur le feu les tranches de mouton. Les deux adolescents sautent sur leurs motos. Tandis que la nuit tombe, Joseph annonce:

– J'ai amené une surprise.

Sans rien dire, il disparaît derrière le bâtiment, grimpe dans sa jeep puis roule, en marche arrière, jusqu'а la table où les autres l'observent en silence. Sortant de voiture, Joseph les dévisage d'un sourire narquois:

– Vous vous demandez ce que je vais faire, hein?

– T'accouche! crie la grosse blonde, toujours occupée près des côtelettes de mouton.

Sans se presser, Joseph ouvre la porte arrière. Il tire vers lui un grand objet rectangulaire, protégé par une housse. Il ôte le tissu qui laisse apparaître un écran de télévision. Toujours silencieux, il va brancher un câble électrique dans la baraque du gardien puis retourne s'asseoir avec ses amis, sort de sa poche une télécommande et la tend vers récepteur en criant:

– Maintenant, que le spectacle commence!

L'écran s'illumine violemment. Des images apparaissent, représentant un terre-plein goudronné au bord d'une rivière, sur lequel se déplace une caméra mal assurée:

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