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Dans l’euphorie générale de la beuverie chic, quelques convives me félicitent pour l’organisation. Errant dans la foule, je tombe face à une amie d’enfance, invitée par sa tante qui connaît un membre de l’Institut. Cadre commercial dans une boîte de cosmétiques, chrétienne et célibataire, elle me parle longuement de l’animatrice de télé présente ce soir. Elles viennent de bavarder ensemble, quelques minutes:

– C’est une femme vraiment simple, très sympa, en fait…

Un monsieur chic en veste blanche, noeud papillon, la soixantaine, se tourne vers nous, sa coupe à la main. Il sourit largement et approuve en affirmant, telle une vérité scientifique:

– C’est l’une des deux ou trois plus belles femmes de Paris.

Content de son analyse, il dirige son regard vers son épouse qui a un grand nez et répète:

– L’une des deux ou trois plus belles femmes de Paris.

(DANS LE SOUTERRAIN)

Les murs sont couverts de tags. Trois jeunes zonards boivent sur un banc de plastique, cheveux colorés, teint livide, complètement ivres dans la fausse lumière du sous-sol. Deux vigiles blacks arpentent le quai; leurs chiens-loups portent des muselières. L’agent de surface arabe, qui balaie calmement la station, fait presque figure de privilégié.

Gare du Nord. RER. Ambiance de crépuscule, ambiance de n’importe où. Je lis le journal en attendant le train. Une rame s’arrête. Des policiers descendent, entraînant un Africain sans ménagement. J’entre dans le wagon. Deux filles blanches, assises sur la banquette, commentent le coin:

– Avant, à La Défense, c’était pire que ça. Maintenant, à la Défense, ça craint plus. Sauf au niveau du cinéma…

Avant que le train ne reparte, les deux filles regardent les vigiles qui leur font des sourires en arpentant le quai. Ils s’arrêtent devant la rame entreouverte. Les filles s’adressent à eux, leur parlent en plaisantant, recontent qu’elles sortent le samedi soir dans une boîte de Saint-Cloud. Les Blacks ont l’air contents; ils répètent le nom du night-club. Les filles leur donnent l’adresse. Deux midinettes, dans le RER, invitent en se moquant deux vigiles accompagnés de chiens-loups:

– Là-bas, le week-end, c’est la fête!

6. Comme au cinéma

Glissé dans le faire-part, un plan photocopié indiquait différents chemins pour se rendre à la messe, puis au dîner. Lionel s’excusa de ne pouvoir venir qu’au dîner. Le jour venu, il prit le train jusqu’à la gara la plus proche. Il grimpa dans un taxi qui suivit une route sinueuse le long d’une rivière, puis s’enfonça dans la forêt. A la sortie des bois, le chauffeur désigna un château dressé sur le coteau dominant la vallée: une folie bourgeoise du XIXe siècle, reconvertie en hôtel-restaurant pour fêtes de famille et séminaires d’entreprise.

A l’entrée du domaine, l’allée bitumée ornée de statues vermoulues conservait l’illusion d’un parc; le reste des jardins était transformé en parking. Lionel paya le taxi. Autour de lui, des hommes costumés, des femmes coiffées de chapeaux sortaient de voitures chères de grande série – modèles à injection, couleurs sombres, signaux d’alarme. Ils s’avançaient dans le vent printanier et l’euphorie du mariage. Les conversations se rapportaient aux affaires, aux enfants, aux études, aux vacances… A l’entrée du château, les jeunes époux, en redingote et robe blanche, accueillaient les invités. Lionel embrassa son oncle et sa tante, les parents du marié, déguisés en châtelain et en châtelaine. Coiffé d’un chapeau haut-de-forme, l’oncle Jean fumait un cigare en prenant des airs de hobereau.

Un cocktail précédait le dîner. Les invités se massaient dans le salon, ouvert par des baies vitrées au-dessus de la rivière. Lionel salua plusieurs cousins qui le trouvèrent en pleine forme, ce qui le rassura. A trente et un ans, sa tenue de bohème attardée – un jean négligé et un tee-shirt portant en grandes lettres le slogan: "Ne travaillez jamais" – éveillait plutôt l’inquiétude; mais ce soir, tout le monde s’en amusait. Des mots jaillissaient autour de lui, des phrases pleines de golf, ski, voiture, télévision, famille, politique… Le député de la circonscription, un ami de la famille, discutait avec un industriel. Lionel songea que ce notable régional versé dans la culture – et qu’il connaissait depuis son enfance – avait certainement lu l’important article sur son court-métrage publié le mois précédent dans un journal local. Il s’arrangea pour passer et repasser plusieurs fois devant lui, espérant une flatterie et peut-être une commande. Tournant la tête vers lui, le député le reconnut et lança, bienveillant:

– Ça va, l’artiste? Toujours dans la musique?

Puis il se retourna vers l’industriel.

Lionel se sentit honteux. Il se resservit une coupe, blessé. Hier, Paris le consacrait; il venait d’obtenir le prix Monoprix du meilleur court-métrage: un concours professionnel, financé par une chaîne de grands magasins. Aujourd’hui, la province l’ignorait: "L’artiste!" Que serait la France sans artistes? Parlait-on ainsi à Renoir, à Rivette, à Resnais? Lionel, abattu, se replia sur un oncle plus modeste, ancien prêtre reconverti dans le militantisme ouvrier. Ils burent du champagne.

Pour dîner, on avait placé à sa gauche une fille à marier et, tout autour de la table, d’autres gens de sa génération exerçant diverses activités. Fabrice, un lointain cousin du même âge, se tenait à sa droite et ils engagèrent la conversation. Cadre dans une boîte d’informaique, Fabrica expliqua son job avant de s’intéresser à celui de Lionel:

– Tu fais toujours du cinéma?

Pourquoi toujours? Lionel entendit, dans ce mot, un voeu plus ou moins conscient que cela s’arrête; un appel de sa famille exprimé involontairement. Piqué une seconde fois dans son orgueil, il s’efforça d’expliquer que non seulement il faisait toujours du cinéma, mais que de plus, à Paris, il était un homme en vue, ami de plusieurs vedettes dont il cita les noms. Il venait d’ailleurs d’obtenir le prix Monoprix. Fabrice sourit:

– Super! Ça rapporte combien?

Lionel multiplia plusieurs fois le chiffre réel et prononça la somme de "80 000 francs". Pour brouiller les pistes, il se lança dans un vaste exposé sur les mécanismes financiers de la production, le système de l’avance sur recette, les millions en jeu dans son prochain projet. Ajoutant qu’il payait trop d’impôts, il perçut, dans le regard de Fabrice, un sentiment de solidarité. L’impression négative s’évaporait. L’autre voulait croire à ses ennuis fiscaux, donc à sa réussite.

Lionel, en fait, gagnait convenablement sa vie grâce à un job de photographe pour les écoles de la Ville de Paris. Chaque année, dans les maternelles et les cours primaires, il tirait le portrait de plusieurs milliers d’enfants. Mais il n’en parlait guère et cultivait son image de cinéaste prometteur.

Élargissant la conversation, il questionna à son tour la femme de Fabrice, déjà mère de deux enfants, qui s’intéressait au cinéma. Lionel sentit qu’elle l’inviterait prochainement à dîner. Les plats se succédaient lentement. Du saumon. Du boeuf avec une sauce. La fille à marier, à sa gauche, mâchait silencieusement avec des sourires gênés. En face se tenait le jeune prêtre qui avait célébré le mariage; de l’autre côté, un couple de jeunes médecins. Les mariés avaient voulu composer une table de gens de trente ans; mais Lionel trouvait son âge ridicule, loin de la vraie jeuness comme de la noble vieillesse. On n’en était qu’au plat de résistance. Certains étaient pour l’Europe, d’autres contre. Il essaya d’exposer quelques idées originales qui s’avérèrent aussi creuses que les théories adverses. Le médecin était de gauche. Les autres de droite. Il fur question de récession, de crise, de chômage, de Chirac, de Rocard, de Jospin, de Juppé… Entre la salade et le fromage, le jeune prêtre demanda à Lionel son avis sur le festival de Cannes, le cinéma français. Parlant sur le ton du prefessionnel informé, le jeune cinéaste se sentait intérieurement fatigué; soudain il s’excusa, se leva et quitta la salle à manger pour faire quelques pas dehors. Il avait besoin de se livrer, seul, à une occupation vraie; prendre un peu d’air frais, griller une cigarette.

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