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– Je ne sais pas si…

– Si J'étais dictateur? Je stériliserais les habitants du tiers-monde en leur balançant des sacs de bouffe trafiquée. C'est possible, avec la recherche scientifique. Il suffirait d'envoyer, par avion, des tonnes de bouffe stérilisante aux affamés. Ils arrêteraient de se reproduire et on serait tranquilles. Ça éviterait de faire des malheureux…

Solidaire du combat antifasciste, Patrick avait honte d'écouter de telles paroles sans réagir. Sa mâchoire se crispa violemment et il cligna des yeux cinq fois de suite. Gérard se demanda comment ce type bourré de tics pouvait faire du théâtre; d'ailleurs, il ne l'avait jamais vu а la télé. Il conclut sur un ton lourd de reproche:

– Tu n'as qu'а apprendre а conduire, t'achetér une voiture, faire un vrai boulot. Merde alors… T'es buté. T'arriveras а rien avec tes idées.

Après un silence, il reprit, plus cordial:

– Bon, c'est pas tout ça. Faut que j'aille donner de la farine aux moutons.

– De la farine?

– Oui, farine de cochon. C'est comme ça qu'on les nourrit maintenant. Le fromage est bien meilleur, tu verras…

Ils sortirent devant la maison. Les trois autos garées sur le terre-plein goudronné donnaient а la campagne un air de périphérie naissante. Tout en raccompagnant Patrick, Gérard tendit la main vers l'ouest, en disant:

– Tu vois les prés, au bord du marais? Parfois, au coucher du soleil, pendant que les gamines font leurs devoirs, je m'assois ici et je répète une poésie: Lamartine, Victor Hugo… Hugo, ça c'est un artiste!

Patrick, ses trois fromages en main, commençait а mesurer la complexité de la situation.

7

Pour passer le temps, tout en se rendant utile, Joseph accomplissait chaque semaine la tournée des maisons isolées. Le mercredi, il portait des commissions а Marie. Ensemble, ils commentaient l'actualité. Elle sortait une bouteille de vin de pêche de sa fabrication.

La vieille était robuste. Aussi Joseph fut-il surpris, un mercredi de novembre, d'entendre derrière la porte une voix très affaiblie qui lui disait d'entrer. Marie était ratatinée devant son fourneau, essoufflée, méconnaissable. Elle tourna vers son visiteur un visage jaune jusqu'au blanc des yeux. «Une hépatite», songea Joseph. Elle esquiva le sujet en affirmant: «Ça s'arrangera», puis reconnut qu'elle ne se sentait pas bien. Joseph alla chercher le médecin qui diagnostiqua une violente intoxication, sans pouvoir en déceler précisément la cause.

Le lendemain, la peau de Marie vira au brunâtre; elle avait des nausées et le docteur décida de l'hospitaliser. Elle mourut quelques heures plus tard.

Le village tout entier assista а l'enterrement. Donnant la solennité qui s'imposait aux funérailles d'une vieille paysanne, le maire prononça des mots sur le terroir. Mais, tandis que la foule défilait pour bénir le cercueil, l'élu s'abandonnait а d'autres rêveries: un horizon s'ouvrait, grâce а ce décès inespéré: la possibilité d'élargir la route de l'usine; détendre le terrain de cross. On pourrait même transformer la ferme en musée des traditions populaires, avec une statue de Marie en cire, assise parmi ses chats, près du fourneau bouillant; mais la cire risquait de fondre… Le maire sentit couler une larme, en revoyant, en chair et en os, cette vieille fermière râleuse; il pensa а sa propre mort et s'efforça de prier.

La catastrophe éclata le lendemain dans le journal régional. Le jour même de l'enterrement, le troupeau de Marie avait succombé tout entier après avoir bu а l'abreuvoir de la ferme. Le berger, envoyé pour garder les moutons, trouva cinquante carcasses étalées dans l'herbe. Dépêché sur les lieux, un gratte-papier de la presse locale titra une demi-page sur «Les eaux empoisonnées de la lande». Le soir même, l'affaire rebondissait au journal télévisé régional. Deux heures plus tard débarquaient, dans le bureau du maire, la gendarmerie, le sous-préfet et le service des eaux, suivis par une poignée de photographes. La consigne était officiellement donnée а toute la population de ne consommer que de l'eau minérale.

Des analyses démontrèrent rapidement que la source du village était saine mais que des produits toxiques avaient contaminé celle de la ferme. Les journaux évoquèrent l'extension du complexe de traitement d'ordures.

Au même moment, une commission d'enquête débarquait а l'usine d'incinération. Navet trônait а son bureau, sous une grande peinture а l'huile représentant sa femme accoudée sur un piano blanc. Blême, le directeur de l'usine commença par s'énerver, accusant le «baratin des journalistes». Il plaisanta bruyamment de «toutes ces salades». Adoptant le rôle de l'honnête homme, jalousé pour son argent, il se présenta comme la «force de l'économie locale» et tenta de fraterniser avec l'administration. Sourds а ses avances, les enquêteurs se firent conduire а l'extérieur du bâtiment, où les attendait un expert vêtu d'une combinaison en matière plastique blanche, mains gantées, bouche et nez protégés par un masque. Muni de perches et de pinces, ce cosmonaute suivit Navet vers faire de stockage des ordures: un immense terrain entouré d'une double rangée de grillages.

Un poste de gardiennage contrôlait une barrière mobile. Les camions-poubelle se succédaient pour déverser leur cargaison sur le sol. A l'intérieur de l'enclos volaient et criaient des milliers d'oiseaux blancs. Errant parmi les détritus, deux ferrailleurs récupéraient des objets: téléviseurs, morceaux de bois, vieux vélos, fils électriques, jouets d'enfants… Une partie des déchets demeurait étalée sur le sol avant de pourrir sous la pluie, mêlée а la terre de remblai. D'autres ordures ménagères étaient poussées par des bulldozers vers les fours crématoires; des pelleteuses enfonçaient leurs mâchoires pour jeter de la nourriture au feu.

Sur un grand monticule s'entassaient les sacs-poubelle percés, cornes d'abondance d'où s'écoulait un grouillement multicolore de matière organique en décomposition: fleurs fanées saupoudrées de restes de purée, carcasses de poulets graisseuses pleines de mégots de cigarettes, serviettes hygiéniques imbibées de vin rouge, boîtes de médicaments, vieux journaux, disquettes, linges poisseux, chaussures trouées, pots de peinture, bouteilles de laque… L'homme en blanc, muni de sa perche, escalada cette colline dégoulinante. Ses pieds écrasèrent des têtes de poupées Barbie, piétinèrent des cassettes vidéo, des épluchures de pommes de terre. Il plongea plusieurs fois la pince, fouilla, sortit des prélèvements. Navet et les experts observaient. Le directeur de l'usine, affichant sa décontraction répétait:

– Vous savez. Je n'ai rien а craindre. Tout, ici est parfaitement transparent.

Il perdit son assurance quand les enquêteurs l'entraînèrent vers la partie neuve de l'usine où étaient stockées les ordures «professionnelles» livrées par plusieurs entreprises de la région. Un mur de parpaings protégeait cette zone où s'entassaient des bidons de plastique, des fûts en métal. L'expert poussa un sifflement admiratif. Navet hésita encore un instant. Puis il songea que la naïveté serait la meilleure des défenses et indiqua les zones où l'on enterrait habituellement ces produits.

La presse locale tira ses conclusions. Par ignorance ou par complaisance, la lande avait abrité plusieurs mètres cubes de déchets hautement toxiques qui s'étaient infiltrés dans la source alimentant la maison de Marie. L'usine fut mise sous scellés, Navet incarcéré, les comptes épluchés. Un vent de consternation souffla sur le village où s'effondraient le rêve industriel et, par voie de conséquence, les projets touristiques qui ne se relèveraient pas d'une telle médiatisation. Pendant quinze jours, un bataillon de journalistes tenta d'ouvrir les bouches closes, frappa aux portes des maisons. Murés а l'intérieur, les habitants suivaient, sur leur petit écran, les reportages consacrés а l'affaire. Le maire prenait un air mystérieux pour expliquer qu'il ne pouvait rien dire. Seul Gérard Lambert accepta de recevoir la télévision pour éructer:

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