Autrefois, des pêcheurs y poussaient leurs filets а crevettes. Plus tard les détergents faisaient mousser l'eau de mer. Aujourd'hui, j'observe de bizarres créatures juchées sur des chars а voile, fonçant sur l'autoroute de sable. Des enfants agitent leurs cerfs-volants synthétiques qui tourbillonnent bruyamment dans le ciel comme une nuée de mouches agressives avant de piquer en kamikazes vers le sol. Nos cerfs-volants étaient plus calmes mais ne s'envolaient guère.
Chaque été, la plage du Havre se recouvrait de centaines de cabanes en bois. Dès les premiers beaux jours, on voyait pousser sur les galets ces baraques, assemblées au fil des week-ends par des pères et des fils bricoleurs.
Une vaste cité de planches s'édifiait peu а peu а l'ombre de la ville de béton. En dessous du boulevard maritime, d'innombrables cubes identiques s'alignaient sur la caillasse, disposés comme un damier en lignes perpendiculaires, séparées par des allées numérotées. Chaque allée de cabanes partait du boulevard et s'ouvrait а l'autre extrémité sur la mer. Toutes les dix rangées, la série s'interrompait dans une allée plus large destinée aux édifices publics: douches, terre-pleins réservés aux poubelles, terrasses de marchands de frites, marchands de boissons. Dans les bistrots de planches, des midinettes de banlieue et des séducteurs а lunettes noires sirotaient en maillot de bain, l'après-midi entier. Des enfants se faufilaient sur la dalle de béton gluant pour acheter un cornet de frites, puis rejoignaient leur cabane en se glissant parmi les baraquements, dans des interstices sombres et puants.
Les cabanes du Havre sont presque toutes construites sur le même modèle. Hautes de deux mètres, larges de deux mètres, profondes de deux mètres, elles sont peintes en blanc et recouvertes d'un toit noir goudronné. L'aménagement intérieur est parfois rudimentaire; surtout dans les ramilles aisées qui utilisent leurs cabanes en demi-saison, mais passent la plus grande partie des vacances loin du Havre, sur des plages ensoleillées. Au contraire, les Havrais moins favorisés utilisent cette baraque de planches durant tout l'été, comme une résidence secondaire а bas prix, dotée d'une coquette installation. Leur cabane contient des miroirs, des tables pliantes, un portemanteau, un rideau pour se changer, de petits meubles peints, un réchaud, un éclairage au gaz, des bidons d'eau potable, des fauteuils pliants, des matelas de camping… Débarquant de bon marin pour la journée entière, les propriétaires accomplissent un long rituel composé de séances de bronzage, bains de mer, promenade du chien, apéritifs, réceptions amicales, repas.
Chaque allée de cabanes constitue une petite rue et le coeur d'un village. Les maisons de bois se font face avec leurs portes а battants. Des tribus se constituent pour la saison et se reconstituent d'une année sur l'autre, car les familles conservent jalousement leur emplacement. Les enfants revendiquent les avantages de leur rangée: la supériorité de ses habitants, la proximité du marchand de glaces ou d'un emplacement pour stationner; la meilleure qualité du sable et des galets а cet endroit précis de la plage, etc. Autant d'atouts incontestables qui entraînent la formation de bandes rivales et génèrent parfois des conflits violents.
Les planchers extérieurs, posés devant chaque cabane, offrent aux corps un espace privé supplémenraire. Ils permettent notamment d'arpenter l'allée sans s'écorcher les pieds, malgré les remarques de certains propriétaires qui voudraient interdire leur plancher aux pieds étrangers. Le plus souvent, toutefois, les familles fraternisent а l'intérieur de chaque allée, où règne une harmonie mêlée de solidarité contre les allées voisines.
А la frontière du Havre et de Sainte-Adresse, non loin des égouts, un quartier de cabanes plus importantes s'accroche au coteau, sur une herbe de terrain vague. Construites sur pilotis, ces baraques géantes comportent des étages, des terrasses couvertes. Régnant sur leur paradis de planches, quelques privilégiés y passent leurs congés face а la mer, dans les senteurs d'eaux usées. Les enfants voient, dans ces demeures imposantes, l'image d'un luxe inaccessible.
Je jouais dans la vase. le corps rouge de coups de soleil. J'étais un conquérant, un bâtisseur d'empire. Je voulais construire le plus gros château, le plus beau. Je donnais des ordres а ma soeur qui n'obéissait pas, tandis qu'autour de nous travaillaient des quantités d'enfants mieux organisés, plus doués de leurs mains. Quelques-uns se faisaient aider par leurs parents. Munis de pelles, ceux-ci dépensaient une énergie considérable pour offrir а leur progéniture le plus haut édifice de la plage. Les murs séchaient sous le soleil. Un instant, on croyait qu'ils allaient durcir et tenir; puis bientôt commençait la chute lente des fortins de vase, qui s'effondraient en bouillie molle. Déjа la mer, reprenant son mouvement ascendant, s'étendait en longues vaguelettes qui achevaient de raser, d'égaliser, d'effacer ces aventures humaines de la dernière marée.
L'après-midi finissait. La plage de sable disparaissait peu а peu sous les flots. Nous remontions nous asseoir sur la pente de galets puis devant la cabane où notre mère bavardait avec d'autres mères. Assises sur leurs serviettes de bain, elles tricotaient, papotaient, profitaient du bonheur d'habiter Le Havre а cette heure précise de la journée, quand le soleil se fait plus doux er que les foules remontent en autobus vers les cités; lorsque seuls quelques groupes de femmes et d'enfants traînent encore au bord de l'eau.
Les femmes ne travaillaient pas encore, dans ce milieu de bourgeoisie provinciale. Elles reproduisaient assez fidèlement les modèles hérités de la génération antérieure. Fiancées, mariées, mères de famille, elles bavardaient côte а côte en bronzant. Leur conversation trahissait toutefois – on était autour de 1968 – un besoin diffus de changement. Elles se posaient des questions nouvelles; elles se voulaient plus libres, moins bourgeoises, affranchies de certaines conventions; elles découvraient le droit des femmes, rêvaient de «travailler», ce qui occasionnait de vives discussions. Elles s'engageaient dans l'action sociale, rêvaient d'abolir leurs privilèges; elles recevaient а dîner des prêtres-ouvriers, faisaient cotiser leurs enfants pour le tiers-monde, prônaient la paix, l'égalité, l'amour universel. Elles entrevoyaient une façon nouvelle de décrypter la vie fondée sur l'écoute mutuelle, la simplicité sociale. Elles glissaient volontairement des galets chics de Sainte-Adresse vers la foule vivante de la digue.
Présentement, nous nous trouvions au centre de la plage, et ces jeunes femmes découvraient, surtout, la matière qui allait, au cours des années suivantes, occuper une place croissante dans leur conversation: la psychologie. Echappant а l'ombre vertueuse de leurs mères, elles envisageaient l'humain sous un éclairage nouveau, découvraient les territoires troubles de l’inconscient. Elles lisaient avec audace des ouvrages récents sur la sexualité dans le mariage (et bientôt sur la sexualité tout court), qui se mêlaient, tant bien que mal, а leur éducation de bourgeoises catholiques françaises.
Elles balançaient entre deux mondes, portaient des maillots de bain а une seule pièce, s'enduisaient de louons solaires, mais point trop (une jeune chrénenne bourgeoise éprise d'action sociale conserve à sa peau une dureté naturelle). Elles portaient parfois des lunettes noires, plus modernes que chrétiennes. Elles attendaient leur mari qui les rejoignait en sortant du travail pour un dernier bain de mer, avant de rentrer а la maison.
A six heures du soir, ils arrivaient, jeunes hommes sérieux, apprentis pères de famille, affairés onze mois par an dans leur médecine, leur bureau, leurs affaires. Mon père avait trimé toute la journée avec énergie. Il s'était donné а son devoir et nous retrouvait sur cette plage de ruines pour prendre, а son tour, un bain d'eau salée, plonger la tête dans cette soupe immonde et tonique, puis s'allonger sur les galets auprès de sa femme, auprès de ses enfants; demeurer enfin étendu au soleil, sans penser а la journée passée ni au lendemain. Eprouver un délicieux bien-être, le bien d'être son corps, le plaisir de respirer, d'avoir chaud, de sentir le sel sur sa peau tandis que la mer, avec acharnement, continuait а pousser les galets vers le haut, avant de les redescendre vers le bas.