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D'autres substances arrivaient par des voies plus mystérieuses. Un jour, alors que j'accomplissais mon vingt-cinq mètres nage libre, je heurtai une masse de viande rose avariée qui flottait entre deux eaux. Je la repoussai d'une main, sans bien comprendre de quoi il s'agissait. De retour sur le rivage, j'entendis le maître nageur expliquer qu'un cadavre de cochon dérivait dans la mer.

La plage du Havre est une plage immense qui fait la joie des parents et des enfants. Beaucoup d'habitants pensent que leur ville n'est pas belle; du moins ont-ils l'avantage de la mer et la jouissance de ce littoral plein sud où, de juin а septembre, l'existence prend des contours délicieux.

Les familles sont assises sur le monticule de galets brûlants qui domine la grande étendue de vase et de détergents. Disposés sur toute la largeur de la baie- des digues du port aux falaises du cap de la Hève -, des milliers de corps rougissent au soleil, repartis par strates sociales. Près de la digue, sous les tours de la ville moderne, se massent les ouvriers des cites. Au milieu de la plaee, а l'ombre des grandes villas «1900» du boulevard maritime, s'agglutine un mélange de bourgeois, de commerçants, d'employés, de cadres… Plus а l'ouest, sous le coteau verdoyant qui grimpe vers les falaises, se regroupe la riche population de Sainte-Adresse, que ses habiants surnomment parfois «le Neuilly du Havre».

Accompagné de ma mère et de ma petite soeur, je fis mes débuts sur cette plage au cours des années soixante, а égale distance des deux extrémités, dans une aire mal déterminée ou se mêlaient divers fragments de la bourgeoisie et du prolétariat. Bien qu'issue d'une famille de notables, ma mère- comme ses amies, nées dans le même milieu – adhérait а un projet de simplicité. Leur groupe désirait se mêler а d'autres groupes et vivre simplement. Elles méprisaient l'onéreuse plage privée des «régates» de Sainte-Adresse, où s'ébattaient des tribus de blondinets arrogants. Assez loin d'eux, nous avions constitué une colonie social-chrétienne, entre les marchands de frites et les familles jouant au basket.

Nous rougissions sur les galets brûlants. L'époque exigeait un bronzage intense et je m'efforçais, comme les autres, de prendre un teint hâlé. Après quelques jours de plage, ma peau blanche de rouquin devenait écariate. Mais les coups de soleil passaient pour une étape normale du bronzage; ces plaques douloureuses annonçaient ma prochaine réincarnation en enfant basané. J'endurais fièrement les douleurs, ces nuits où la chair devenait tellement douloureuse que je me figeais comme une momie, en attendant le matin. Après cette épreuve, ma peau tombait en lambeaux pour laisser apparaître enfin une couleur nouvelle – non pas bronzée mais légèrement roussie – et j'éprouvais un sentiment victorieux, comme si le pétit Normand s'était mué en Méditerranéen triomphant.

Nous rôtissions au-dessus de l'eau verdâtre, dans une nuée de cris, de jeux collectifs. A l'infini, des compositions humaines s'étalaient sur les galets, selon des combinaisons variées: retraités avec chapeaux sous des parasols; couples avec glacières, couples avec chiens; jeunes femmes fumant des cigarettes; familles nombreuses agglutinées, tels des chiots autour de leur mère; postes radio, romans de l'été… Fouillant sous les galets, nous trouvions parfois un ossement desséché, un morceau de verre coloré poli par la mer comme une pierre précieuse. Mais, plus souvent, les doigts se collaient sur une pellicule d'huile noire encre deux cailloux; il fallait essuyer sur d'autres galets nos mains pleines de «cambouis». Plus bas, une grosse dame arpentait les flots d'un pas résigné, immergée jusqu'aux genoux, afin de soigner des problèmes de circulation.

Dans la rade passait un grand bateau poussé par les remorqueurs qu'on appelait, ici, les abeilles. La sirène lançait un cri retentissant. Un pétrolier faisait son entrée majestueuse en Europe. Il pénétrait sntre les deux bras de la digue puis s'enfonçait dans le port, près des réservoirs de gaz. Le mât du navire glissait encore entre les immeubles de la ville, avant de disparaître tout а fait. Ma mère nous passait sur le dos un doigt de crème а bronzer.

Dessiné par l'architecte Auguste Perret, après les bombardements de 1944, le centre du Havre forme un plan géométrique dont les avenues en béton armé se croisent а angles droits. Perret, qui déplorait «trop de désordre» dans l'urbanisme new-yorkais, rêvait d'une cité parfaite, d'une modernité pure, ordonnée, rationalisée. Le Havre, sa grande oeuvre, passe pour une monstruosité de l'urbanisme d'après-guerre. Pourtant, certains jours de soleil, les vastes places aérées par les bassins du port, les boulevards bordés de tours, de cubes et de parallélépipèdes, les halls d'immeubles а colonnades de béton, les frontons décorés par Raoul Dufy adoptent une majesté classique. Le haut clocher gris de l'église Saint-Joseph évoque un gratte-ciel d'autrefois. Lorsque cette tour s'éleva, en 1949, Le Havre était encore un port transatlantique, principale tête de pont entre la France et l'Amérique. Les voyageurs des paquebots apercevaient ce clocher depuis la mer, tel un écho de Manhattan. Cinquante ans plus tard, la route des voyageurs ne passe plus par l'océan; les paquebots ont disparu; la tour se dresse toujours; les symboles du Havre n'ont plus de sens.

Le damier de constructions en béton conçu par Auguste Perret s'interrompt brutalement face au rivage. Derrière les tours de la «Porte Océane» s'achève l'Europe et commence la plage du Havre: une immense étendue de galets, bordée par le boulevard maritime; plusieurs hectares de caillasse grise entre la ville et la mer. Non pas de petits galets ronds, comme on en trouve sur les plages avoisinantes du pays de Caux, mais des galets difformes, énormes, crochus, coupants, qui écorchent les pieds; des galets de mer mais aussi des morceaux de fer, des galets de brique, de tuile, de verre.

En septembre 1944, les avions alliés déversèrent des milliers de tonnes de bombes sur Le Havre, occupé par les Allemands. En quelques jours, la ville devint un immense champ de ruines, aussi méthodiquement nettoyée que Dresde ou Hiroshima. Aucune construction ne résista aux explosions ni aux flammes, sauf quelques pans de murs déchiquetés, calcinés, émergeant d'un monceau de pierres et de cadavres. Lors de la reconstruction, une partie des ruines fut rejetée vers le rivage par une armée de bulldozers; puis la mer, par le jeu des marées, commença а polir, arrondir, rouiller, modeler ces gravats de l'ancien Havre qui constituent, aujourd'hui, l'une des substances de la plage. Les milliers de Havrais qui bronzent ici, chaque été, trônent, sans y penser, sur les restes de leurs sncêtres, réduits de jour en jour а des galets moins crochus, moins difformes, plus ronds.

L hiver, parfois, je retourne au Havre, marcher sur cette surface grise. Luttant contre le vent, je foule les résidus des siècles passés, imbibés d'huile de frites de l'été dernier. J'arpente cette étendue désertique en bordure de la ville où l'on entend, d’un côté les automobiles du boulevard maritime et, de l'autre, le bruit du vent. Avançant vers la mer, j'atteins l'arête où les galets amorcent une pente brusque vers le bas, découvrant la partie inférieure de la plage. Je dévale quelques mètres et le bruit de la ville s'éteint, faisant place aux rumeurs de la baie de Seine: ressac, bateaux sous les nuages. Lorsque la mer monte, elle vient buter contre les galets et l'on entrevoir, dans le creux des vagues, des reflets transparents aux teintes vert bouteille, mêlées d'algues et de minéraux. En redescendant, la marée découvre une zone incertaine où se mêlent le sable, les roches et d'innombrables flaques salées. Puis la mer recule encore, dévoilant la grande plaine brune et luisante de vase, où l'on bâtit d'éphémères châteaux de sable, où l'eau s'étale en vaguelettes mousseuses.

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