Rendus au fond du précipice, nous croyions être hors de danger, et, remettant nos hardes, nous avions, guillerets, recommencé de descendre dans le ravin du torrent, lorsqu’une cataracte, encore plus forte et plus rapide, vint nous arrêter de nouveau, et, au péril de nos vies, il fallut de nouveau glisser en se cramponnant, et puis une troisième fois après les autres ci-dessus.
Au crépuscule, enfin nous atteignîmes Saint-Léger, pauvre petit village qui est au pied du Ventoux, habité par des charbonniers, tout jonché de lavande en guise de litière. Nous ne pûmes trouver à nous y héberger.
Malgré la nuit, haletants, harassés, il nous fallut encore marcher une couple d’heures jusqu’au village de Brantes, perché sur les rochers, en face du Ventoux, où nous fûmes fort heureux de pouvoir nous faire faire une omelette au lard et dormir, ensuite, au grenier à foin.
Le plus joli, – car il paraît qu’on n’avait pas très bonne mine, – fut que notre hôtelier, de peur qu’on n’emportât ses draps, nous avait enfermés sous clé… Aussi, le lendemain, ayant appris que c’était fête au village de Montbrun, et à peu près remis des suées de la veille, nous partîmes joyeux du pays qui branle sans vent (comme l’appellent ses voisins) et nous fîmes le tour des Ubacs du Ventoux par Savoillants et Reillanette.
Mais, pendant que, sur le bord de la rivière gazouilleuse qui a nom le Toulourenc, nous admirions la hauteur des escarpes effrayantes, des roches sourcilleuses qui touchaient les nuées, deux gendarmes, qui venaient sur la route après nous, et auxquels l’hôtelier de Brantes avait donné peut-être notre signalement, nous accostent:
– Vos papiers?
Nous avions échappé aux loups, aux orages, aux précipices; ais, croyez-m’en, qui que vous soyez, si vous êtes jamais forcé de vous garer devant les happe-chair, évitez toujours les routes.
– Vos papiers? D’où venez-vous? Où allez-vous, voyons?
Moi, je sortis de ma poche un gribouillage provençal et, pendant qu’un des archers, pour pouvoir déchiffrer ce que ça voulait dire, se désorbitait les yeux en tordant sa moustache:
– Nous sommes, disait Aubanel, des félibres, qui venons faire le tour du Ventoux.
– Et des artistes, ajoutait Grivolas, qui étudions la beauté du paysage…
– Ah! oui, c’est bon! nous faire accroire qu’on est venu dans le Ventoux pour étudier ses agréments! répliqua le gendarme qui essayait, mais vainement, de lire mon provençal; vous irez, mes farceurs, dire cela demain à M. le procureur impérial à Nyons… Et suivez-nous pour le quart d’heure.
Nous rappelant le mot du général Philopémen: «qu’il faut porter la peine de sa mauvaise mine», et, en effet, reconnaissant qu’avec nos grands chapeaux de feutre aux bords retroussés arrogamment, nos bâtons ferrés et nos havresacs, nous étions faits comme des brigands, – et comme d’autre part, cela nous amusait, nous suivîmes les chasse-coquins.
Chemin faisant, un bon fermier, portant la veste sur l’épaule, nous atteignit et nous dit:
– Que Dieu vous donne le bonjour! Ces messieurs vont, sans doute, à la fête de Montbrun?
– Ah! oui, une jolie fête! lui répondîmes-nous. Nous descendions du Ventoux, de la cime du mont Ventoux, pour voir s’il est réel que le soleil, en se levant, y fait trois sauts, comme on affirme, et voilà que les gendarmes, parce que nous avions oublié nos papiers, nous ont pris pour des voleurs et nous emmènent à Nyons…
– Par exemple! Mais ne voyez-vous pas, à leur façon de s’exprimer, dit aux gendarmes le brave homme, que ces messieurs ne sont pas de loin? qu’ils parlent provençal? qu’ils sentent leur bonne maison? Eh bien! je n’hésite pas, moi, à répondre pour eux et je les invite même, quand nous serons à Montbrun, à venir boire un coup à la maison, et vous aussi, messieurs du gouvernement, si vous voulez, pourtant, me faire cet honneur!
– En ce cas-là, nous dit la maréchaussée dauphinoise, après avoir délibéré, messieurs, vous pouvez aller. Et, mais, voyons, est-ce positif, ce que vous disiez tout à l’heure, que le soleil, là-haut, vu du sommet du Ventoux, fait trois sauts en se levant?
– Ça, répliquâmes-nous, il faut le voir pour le croire… Mais autrement, c’est vrai comme vous êtes de braves gens.
Et, les laissant sur ce goût (nous venions d’entrer à Montbrun), avec l’honnête paysan qui avait répondu pour nous, nous fûmes tout droit à l’auberge nous restaurer quelque peu.
Rien qui fasse plaisir, lorsqu’on cour le pays et qu’on est fatigué, comme une auberge indigène, où l’on arrive un jour de fête patronale. Or, songez qu’à Montbrun, dès notre entrée au cabaret, nos yeux virent par terre un monceau de poulardes, de poulets, de dindons, de lapins, de levrauts et de perdrix, vous dis-je, qui n’annonçaient pas misère! Qui plumait d’ici, qui saignait de là. Une paire de longues broches, toutes chargées de lardoires et de gibier odorant, tournaient et dégouttaient sur le carré des lèchefrites, doucettement, devant le feu. L’hôtelier, l’hôtelière, en mouvement, posaient sur chaque table les bouteilles, les couteaux, les fourchettes qu’il fallait. Et tout cela pour les premiers qui demanderaient à dîner, c’est-à-dire pour nous autres. Oh! coquin de bon sort! Une bénédiction. Et, chose pardessus qui ne coûtait pas davantage, les filles de l’hôtesse avaient si gentille accortise que nous restâmes là tant que dura la fête, rien que pour l’agrément d’être servis par elles.
A Montbrun, disait-on autrefois en Dauphiné, arrivé à deux heures, à trois on est pendu. Cela montre qu’un proverbe n’est pas toujours véridique, mais ça devait se rapporter (je le crois) au renom du terrible Montbrun, le capitaine huguenot qui fut seigneur de ce village. C’est lui, Charles du Puy, dit «le brave Montbrun», qui fit face au roi de France, alléguant pour raison que «les armes et le jeu rendaient les hommes égaux». C’est le même qui, au siège de Mornas, place catholique, lorsqu’il eut pris le château, en précipita la garnison sur la pointe, là-bas, des hallebardes de sa troupe (1562). D’où les gens de Mornas ont gardé jusqu’à nos jours le sobriquet de saute-remparts, et voici ce qu’on raconte:
Un de ces malheureux, dont le tour était venu de faire le plongeon, reculait pour prendre élan, mais arrivé au bord de l’affreux casse-cou, il s’arrêtait épouvanté. Il revenait prendre sa course, et chose facile à comprendre, il lâchait pied de nouveau.
– O poltron, lui cria le farouche Montbrun, en deux fois que tu pris rescousse, tu ne peux pas faire le saut?
– Monseigneur, répliqua le pauvre catholique, s’il vous plaît d’essayer, je vous le donne en trois.
Et pour la repartie, Montbrun, à ce qu’on dit, lui accorda sa grâce.
Nous allâmes visiter le château du baron – que François II fit démolir. – Il y reste quelques fresques, attribuées à André del Sarto. Sur la terrasse, on nous montra l’endroit d’où parfois, pour s’amuser, le seigneur huguenot abattait d’un coup d’arquebuse les moines qui, là-bas, lisaient leur bréviaire, dans le jardin d’un couvent qu’il y avait en dessous.