Au plus offrant échoit la royauté de la fête. La Charrette Ramée va à la procession, avec la cavalcade de laboureurs allègres qui marchent fièrement, chacun près de sa bête, en faisant claquer son fouet. Sur la charrette, accompagnés d’un tambour et d’un fifre, les Prieurs sont assis. Sur les mulets, les pères enfourchent leurs petits qui s’accrochent heureux aux attelles des colliers. Les colliers, à leur chaperon, ont tous une tortillade (gâteau en forme de couronne) et un fanion en papier avec l’image de saint Éloi. Et, porté sur les épaules des Prieurs de l’an passé, le saint, en pleine gloire, tel qu’un évêque d’or, s’avance la crosse à la main.
Puis, la procession faite, la Charrette emportée par les cinquante mulets ou mules, roule autour du village, dans un tourbillon, avec les garçons de labour courant éperdument à côté de leurs bêtes, tous en corps de chemise, le bonnet sur l’oreille, aux pieds les souliers minces et la ceinture aux flancs.
C’est là que Jean Roussière, montant, cette année-là, notre mule «Falette» à la croupe d’amande, épata les spectateurs. Preste comme un chat, il sautait sur la bête, descendait, remontait, tantôt assis d’un seul côté, tantôt se tenant debout sur la croupe de la mule et tantôt sur son dos faisant le pied de grue, l’arbre fourchu ou la grenouille, en un mot la fantasia, comme les cavaliers arabes.
Le plus joli, c’est là que je voulais en venir, fut au repas de Saint-Éloi (car, après la charrette, les Prieurs paient le festin). Lorsqu’on eut mangé et bu et que le ventre plein, chaque convive dit la sienne, Roussière se leva et fit à la tablée:
– Camarades! vous voilà tout un peuple de pieds-poudreux et de bélîtres, qui faites la Saint-Éloi depuis mille ans peut-être et vous ne connaissez pas, j’en suis à peu près sûr, l’histoire de votre grand patron.
– Non, dirent les convives… N’était-il pas maréchal?
– Si, mais je vais vous conter comment il se convertit.
Et tout en trempant dans son verre, plein de vin de Tavel, la tortillade fine qu’il croquait à mesure, mon laboureur commença:
«Notre Seigneur Dieu le père, un jour, en paradis, était tout soucieux. L’enfant Jésus lui dit:
– Qu’avez-vous? père.
– J’ai, répondit Dieu, un souci qui me tarabuste… Tiens, regarde là-bas.
– Où? dit Jésus.
– Par là-bas, dans le Limousin, droit de mon doigt: tu vois bien, dans ce village, vers le faubourg, une boutique de maréchal ferrant, une belle grande boutique?
– Je vois, je vois.
– Eh bien! mon fils, là est un homme que j’aurais voulu sauver: on l’appelle maître Éloi. C’est un gaillard solide, observateur fidèle de mes commandements, charitable au pauvre monde, serviable à n’importe qui, d’un bon compte avec la pratique, et martelant du matin au soir sans mal parler ni blasphémer… Oui, il me semble digne de devenir un rand saint.
– Et qui empêche? dit Jésus.
– Son orgueil, mon enfant. Parce qu’il est bon ouvrier, ouvrier de premier ordre, Éloi croit que sur terre nul n’est au-dessus de lui, et présomption est perdition.
– Seigneur Père, fit Jésus, si vous me vouliez permettre de descendre sur la terre, j’essaierais de le convertir.
– Va, mon cher fils.
Et le bon Jésus descendit. Vêtu en apprenti, son baluchon derrière le dos, le divin ouvrier arrive droit dans la rue où demeurait Éloi. Sur la porte d’Éloi, selon l’usage était l’enseigne, et l’enseigne portait: Éloi le maréchal, maître sur tous les maîtres, en deux chaudes forge un fer.
Le petit apprenti met donc le pied sur le seuil et, ôtant son chapeau:
– Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la compagnie: si vous aviez besoin d’un peu d’aide?
– Pas pour le moment, répond Éloi.
– Adieu donc, maître: ce sera pour une autre fois.
Et Jésus, le bon Jésus, continue son chemin. Il y avait, dans la rue, un groupe d’hommes qui causaient et Jésus dit en passant:
– Je n’aurais pas cru que dans une boutique telle, où il doit y avoir, ce semble, tant d’ouvrage, on me refusât le travail.
– Attends un peu, mignon, lui fait un des voisins. Comment as-tu salué en entrant chez maître Éloi?
– J’ai dit comme l’on dit: «Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la compagnie!»
– Ha! ce n’est pas ainsi qu’il fallait dire… Il fallait l’appeler maître sur tous les maîtres… Tiens, regarde l’écriteau.
– C’est vrai, dit Jésus, je vais essayer de nouveau.
Et de ce pas il retourne à la boutique.
– Dieu vous le donne bon, maître sur tous les maîtres! N’auriez-vous pas besoin d’ouvrier?
– Entre, entre, répond Éloi, j’ai pensé depuis tantôt que nous t’occuperions aussi… Mais écoute ceci pour une bonne fois: quand tu me salueras, tu dois m’appeler maître, vois-tu? sur tous les maîtres, car ce n’est pas pour me vanter, mais d’hommes comme moi, qui forgent un fer en deux chaudes, le Limousin n’en a pas deux!
– Oh! repliqua l’apprenti, dans notre pays, à nous, nous forgeons ça en une chaude!
– Rien que dans une chaude? Tais-toi donc, va, gamin, car cela n’est pas possible…
– Eh bien! vous allez voir, maître sur tous les maîtres!
Jésus prend un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle, attise le feu; et quand le fer est rouge, rouge et incandescent, il va le prendre avec la main.
– Aïe! mon pauvre nigaud! le premier compagnon lui crie, tu vas te roussir les doigts!
– N’ayez pas peur, répond Jésus, grâce à Dieu, dans notre pays, nous n’avons pas besoin de tenailles. Et le petit ouvrier saisit avec la main le fer rougi à blanc, le porte sur l’enclume et avec son martelet, pif! paf! patati! patata! en un clin d’œil l’étire, l’aplatit, l’arrondit et l’étampe si bien qu’on le dirait moulé.
– Oh! moi aussi, fit maître Éloi, si je voulais bien.
Il prend donc un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle, attise le feu; et quand le fer est rouge, il vient pour le saisir comme son apprenti et l’apporter à l’enclume… Mais il se brûle les doigts: il a beau se hâter, beau faire son dur à cuire, il lui faut lâcher prise pour courir aux tenailles. Le fer de cheval cependant froidit… Et allons, pif! et paf! quelques étincelles jaillissent… Ah! pauvre maître Éloi! il eut beau frapper, se mettre tout en nage, il ne put parvenir à l’achever dans une chaude.
– Mais chut! fit l’apprenti, il m’a semblé ouïr le galop d’un cheval…
Maître Éloi aussitôt se carre sur la porte et voit un cavalier, un superbe cavalier qui s’arrête devant la boutique. Or c’était saint Martin.