– Seulement, observa Glaup, puisque nous faisons corps neuf, il nous faut un nom nouveau. Car, entre rimeurs, vous le voyez, bien qu’ils ne trouvent rien du tout, ils se disent tous trouvères. D’autre part, il y a aussi le mot de troubadour. Mais, usité pour désigner les poètes d’une époque, ce nom est décati par l’abus qu’on en a fait. Et à renouveau enseigne nouvelle!
Je pris alors la parole.
– Mes amis, dis-je, à Maillane, il existe dans le peuple, un vieux récitatif qui s’est transmis de bouche en bouche et qui contient, je crois, le mot prédestiné.
Et je commençai:
«Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait. – Un jour de sa sainte écriture, – il est monté au haut du ciel. – Près de l’Enfant Jésus, son fils très précieux, – il a trouvé la Vierge assise – et aussitôt l’a saluée. – Soyez le bienvenu, neveu! a dit la Vierge. – Belle compagne, a dit son enfant, qu’avez-vous? – J’ai souffert sept douleurs amères – que je désire vous conter.
«La première douleur que je souffris pour vous, ô mon fils précieux, – c’est lorsque, allant ouïr messe de relevailles, au temple je me présentai, – qu’entre les mains de saint Siméon je vous mis. – Ce fut un couteau de douleur – qui me trancha le cœur, qui me traversa l’âme, – ainsi qu’à vous, – ô mon fils précieux!
«La seconde douleur que je souffris pour vous, etc. – La troisième douleur que je souffris pour vous, etc. – La quatrième douleur que je souffris pour vous, – ô mon fils précieux! – c’est quand je vous perdis, – que de trois jours, trois nuits, je ne vous trouvai plus, – car vous étiez dans le temple, – où vous vous disputiez, avec les scribes de la loi, – avec les sept félibres de la Loi (1).»
(1) Ce poème populaire se dit aussi en Catalogne.
Voici la traduction du Catalan correspondant au provençal que nous venons de citer:
Le troisième (couteau) fut quand vous eûtes,
– près de trois jours, perdu votre Fils;
– vous le trouvâtes dans le temple,
– disputant avec des savants,
– prêchant sous les voûtes
– la céleste doctrine.
– Les sept félibres de la Loi, mais c’est nous autres, écria la tablée. Va pour félibre.
Et Glaup ayant versé dans les verres taillés une bouteille de châteauneuf qui avait sept ans de cave, dit solennellement:
– A la santé des félibres! Et, puisque nous voici en train de baptiser, adaptons au vocable de notre Renaissance tous les dérivés qui doivent en naître. Je vous propose donc d’appeler félibrerie toute école de félibres qui comptera au moins sept membres, en mémoire, messieurs, de la pléiade d’Avignon.
– Et moi, dit Roumanille, je vous propose, s’il vous plaît, le joli mot félibriser pour dire «se réunir, comme nous faisons, entre félibres».
– Moi, dit Mathieu, j’ajoute le terme félibrée pour dire «une fratrie de poètes provençaux».
– Moi, dit Tavan, je crois que le mot félibréen n’exprimerait pas mal ce qui concerne les félibres.
– Moi je dédie, fit Aubanel, le nom de félibresse aux dames qui chanteront en langue de Provence.
– Moi, je trouve, dit Brunet, que le mot félibrillon siérait aux enfants des félibres.
– Moi, dit Mistral, je clos par ce mot national: félibrige, félibrige! qui désignera l’œuvre et l’association.
Et, alors, Glaup reprit:
– Ce n’est pas tout, collègues! nous sommes les félibres de la loi… Mais, la Loi, qui la fait?
– Moi, dis-je, et je vous jure que, devrais-je y mettre vingt ans de ma vie, je veux, pour faire voir que notre langue est une langue, rédiger les articles de loi qui la régissent.
Drôle de chose! elle a l’air d’un conte et, pourtant, c’est de là, de cet engagement pris un jour de fête, un jour de poésie et d’ivresse idéale, que sortit cette énorme et absorbante tâche du Trésor du Félibrige ou dictionnaire de la langue provençale, où se sont fondus vingt ans d’une carrière de poète.
Et qui en douterait n’aura qu’à lire le prologue de Glaup (P. Giéra) dans l’Almanach Provençal de 1885, où cela est clairement consigné comme suit:
«Quand nous aurons toute prête la Loi qu’un félibre prépare et qui dit, beaucoup mieux que vous ne sauriez le croire, pourquoi ceci, pourquoi cela, les opposants devront se taire.»
C’est dans cette séance, mémorable à juste titre et passée, aujourd’hui, à l’état de légende, qu’on décida la publication, sous forme d’almanach, d’un petit recueil annuel qui serait le fanion de notre poésie, l’étendard de notre idée, le trait d’union entre félibres, la communication du Félibrige avec le peuple.
Puis, tout cela réglé, l’on s’aperçut, ma foi, que le 21 de mai, date de notre réunion, était le jour de sainte Estelle; et, tels que les rois Mages, reconnaissant par là l’influx mystérieux de quelque haute conjoncture, nous saluâmes l’Étoile qui présidait au berceau de notre rédemption.
L’Almanach Provençal pour le Bel An de Dieu 1855 parut la même année avec ses cent douze pages. A la première, en belle place, tel qu’un trophée de victoire, notre Chant des Félibres exposait le programme de ce réveil de sève et de joie populaire:
– Nous sommes des amis, des frères,
Étant les chanteurs du pays!
Tout jeune enfant aime sa mère,
Tout oisillon aime son nid:
Notre ciel bleu, notre terroir
Sont, pour nous autres, un paradis.
Tous des amis, joyeux et libres,
De la Provence tous épris,
C’est nous qui sommes les félibres,
Les gais félibres provençaux!
En provençal ce que l’on pense
Vient sur les lèvres aisément.
O douce langue de Provence,
Voilà pourquoi nous t’aimerons!
Sur les galets de la Durance
Nous le jurons tous aujourd’hui!
Tous des amis, etc…
Les fauvettes n’oublient jamais
Ce que leur gazouilla leur père,
Le rossignol ne l’oublie guère,
Ce que son père lui chanta;
Et le langage de nos mères,
Pourrions-nous l’oublier, nous autres?
Tous des amis, etc…
Cependant que les jouvencelles
Dansent au bruit du tambourin,
Le dimanche, à l’ombre légère,
A l’ombre d’un figuier, d’un pin,
Nous aimons à goûter ensemble,
A humer le vin d’un flacon.
Tous des amis, etc…
Alors, quand le moût de la Nerthe
Dans le verre sautille et rit,
De la chanson qu’il a trouvée
Dès qu’un félibre lance un mot,
Toutes les bouches sont ouvertes
Et nous chantons tous à la loi.
Tous des amis, etc…