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– Eh bien! dit-il, que faisons-nous? Voulez-vous que j’essaye, moi, un peu, aux trois sauts?

Et aussitôt, sans plus de gêne, le voilà qui prend sa course, et léger comme un chat, il dépasse peut-être d’environ trois mains ouvertes la marque du plus fort qui venait de sauter.

Nous battîmes tous des mains et lui dîmes:

– Collègue, d’où sors-tu comme cela?

– Je sors, dit-il, de Châteauneuf, le pays du bon vin… Vous n’en avez jamais ouï parler, de Châteauneuf, de Châteauneuf-du-Pape?

– Si, et quel est ton nom?

– Mon nom? Anselme Mathieu.

A ces mots, le compagnon plongea ses deux mains dans ses poches, et il les sortit pleines de vieux bouts de cigares que, de façon courtoise, souriante et aisée, il nous offrit à tour de rôle.

Nous qui, pour la plupart, n’avions jamais osé fumer (sinon, comme les enfants, quelques racines de mûrier), nous prîmes sur-le-champ en grande considération le nouveau qui faisait si largement les choses et qui, à ce qu’il montrait, devait connaître la haute vie.

C’est ainsi qu’avec Mathieu, le gentil auteur de la Farandole, nous fîmes connaissance au pensionnat Dupuy. Une fois, je le racontai à notre ami Daudet, qui aimait beaucoup Mathieu. Et cela lui plut tant que, dans son roman de Jack, il a mis à l’actif de son petit prince nègre la susdite largesse des vieux bouts de cigare.

Avec Roumanille et Mathieu nous étions donc trois, tres faciunt capitulum, de ceux qui, un peu plus tard, devaient fonder le Félibrige. Mais le brave Mathieu (comment s’arrangeait-il?) on ne le voyait guère qu’à l’heure des repas ou de la récréation. Attendu qu’il avait l’air déjà d’un petit vieux, bien qu’il n’eût pas beaucoup plus de seize ans, et qu il était quelque peu en retard dans ses études, il s’était fait donner une chambre sous les tuiles, sous prétexte de pouvoir y travailler plus librement, et là, dans sa soupente, où l’on voyait, sur les murs, des images clouées et, sur des étagères, des figurines de Pradier, nudités en plâtre, tout le jour il rêvassait, fumait, faisait des vers et, la plupart du temps, accoudé sur sa fenêtre, regardait les gens passer dans la rue ou bien les passereaux apporter la becquée, dans leurs nids, à leurs petits. Puis il disait des gaudrioles à Mariette, la chambrière, envoyait des lorgnades à la demoiselle du maître et, lorsqu’il descendait nous voir, nous contait toutes sortes de fariboles de village.

Mais, où il ne riait pas, c’était lorsqu’il nous parlait de ses parchemins de noble.

– Mes aïeux étaient marquis, disait-il d’une voix grave, marquis de Montredon. Lors de la Révolution, mon grand père quitta son titre; et, après, se trouvant ruiné, il ne voulut plus le reprendre, parce qu’il ne pouvait plus le porter convenablement.

Il y eut toujours, du reste, dans la vie de Mathieu, quelque chose de romanesque, de nébuleux. Quelquefois, il disparaissait, comme les chats lorsqu’ils vont à Rome. Nous le hélions:

– Mathieu!

Point de Mathieu… Où était-il? Là-haut sur les toits, qui courait dans les tuiles, pour aller à des rendez-vous qu’il avait, nous racontait-il, avec une fillette belle comme le jour!

Voici qu’au Pont-Troué, qui était notre quartier, le jour de la Fête-Dieu, nous regardions, comme d’usage, passer la procession, et Mathieu me dit:

– Frédéric, veux-tu que je te fasse connaître mon amante?

– Volontiers.

– Eh bien! dit-il, vois-tu? Quand passera la troupe des choristes, ennuagées de blanc dans leurs voiles de tulle, tu remarqueras que toutes ont une fleur épinglée au milieu de la poitrine:

Fleur au mitan

Cherche galant.

Mais tu en verras une, blonde comme un fil d’or, qui aura la fleur sur le côté:

Fleur au côté,

Galant trouvé.

– Tiens, la voilà: c’est elle!

– C’est ton amie?

– Celle-là même.

– Mon cher, c’est un soleil! Mais comment t’y es-tu pris pour faire la conquête d’une si fine demoiselle?

– Je vais, dit-il, te le conter. C’est la fille du confiseur qui est à la Carretterie. J ’y allais, de temps en temps, acheter des boutons de guêtre (pastilles à la menthe) ou des crottes de rat (pâte de réglisse); si bien qu’ayant fini par me familiariser avec l’aimable petite et m’étant fait connaître pour marquis de Montredon, un jour qu’elle était seule derrière son comptoir, je lui dis:

«- Belle fille, si je vous connaissais pour aussi peu sensée que moi, je vous proposerais de faire une excursion…

«- Où?

«- Dans la lune, répondis-je.

«La fillette éclata de rire et, moi, je continuai:

«- Voici la combinaison: vous monterez, mignonne, sur la terrasse qui se trouve au haut de votre maison, à l’heure que vous voudrez ou à celle où vous pourrez; et moi, qui mets mon cœur et ma fortune à vos pieds, je viendrai tous les jours, là, sous le ciel, vous conter fleurette.

Et ainsi s’est passée la chose… Au haut de la maison de ma belle, il y a, comme en beaucoup d’autres, une de ces plates-formes où l’on fait sécher le linge. Je n’ai donc, chaque jour, qu’à monter sur les toits et, de gouttière en gouttière, je vais trouver ma blondine, qui y étend ou plie sa petite lessive; et puis là, les lèvres sur les lèvres, la main pressant la main, toujours courtoisement, comme entre dame et chevalier, nous sommes dans le paradis.

Voilà comme notre Anselme, futur Félibre des Baisers, en étudiant à l’aise le Bréviaire de l’Amour, passa tout doucement ses classes sur les toitures d’Avignon.

A propos des processions, et avant de quitter la cité pontificale, il faut dire un mot pourtant de ces pompes religieuses qui, dans notre jeune temps, pendant toute une quinzaine, mettaient Avignon en émoi. Notre-Dame-de-Dom qui est la métropole, et les quatre paroisses: Saint-Agricol, Saint-Pierre, Saint-Didier, Saint-Symphorien, rivalisaient à qui se montrerait plus belle.

Dès que le sacristain, agitant sa clochette, avait parcouru les rues dans lesquelles, sous le dais, le bon Dieu devait passer, on balayait, on arrosait, on apportait des rameaux verts et on attachait les tentures. Les riches, à leurs balcons, étendaient leurs tapisseries de soie brodée et damassée; les pauvres, à leurs fenêtres, exhibaient leurs couvertures piquées à petits carreaux, leurs couvre-pieds, leurs courtes-pointes. Au portail Maillanais et dans les bas quartiers, on couvrait les murs de draps de lit blancs, fleurant la lessive, et le pavé, d’une litière de buis.

Ensuite s’élevaient, de distance en distance, les reposoirs monumentaux, hauts comme des pyramides, chargés de candélabres et de vases de fleurs. Les gens, devant leurs maisons, assis au frais sur des chaises, attendaient le cortège, en mangeant des petits pâtés. La jeunesse, les damoiseaux, les classes bourgeoise et artisane, se promenaient, se dandinaient, lorgnant les filles et leur jetant des roses, sous les tentes des rues qu’embaumait, tout le long, la fumée des encensoirs.

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