Me trouvant à Paris, en 1889, et ayant eu l’honneur d’être convié à Chantilly, je rappelai à Son Altesse cet infime détail de son passage en Provence; et Mgr d’Aumale, après quarante-cinq ans, se rappela de bonne grâce les braves femmes qui criaient en le voyant passer:
– Qu’il est joli! qu’il est galant!
Ce vieil Avignon est pétri de tant de gloires qu’on n’y peut faire un pas sans fouler quelque souvenir. Ne se trouve-t-il pas que, dans l’île de maisons où était notre pensionnat, s’élevait, autrefois, le couvent de Sainte-Claire! C’est dans la chapelle de ce couvent que, le matin du 6 avril 1327, Pétrarque vit Laure pour la première fois.
Nous étions aussi tout près de la rue des Études, qui, encore à cette époque, avait, dans le bas peuple, une réputation lugubre. Nous n’avions jamais pu décider les petits Savoyards, soit ramoneurs, soit décrotteurs, à venir ramoner dans notre pensionnat ou cirer nos chaussures. Comme, dans la rue des Études, se trouvaient, autrefois, l’Université d’Avignon ainsi que l’École de médecine, le bruit courait que les étudiants attrapaient, quand ils pouvaient, les petits, vagabonds, pour les saigner, les écorcher, et étudier sur leurs cadavres.
Il n’en était pas moins intéressant pour nous, enfants de villages pour la plupart, de rôder, quand nous sortions, dans ce labyrinthe de ruelles qui nous avoisinaient, comme le Petit Paradis, qui avait été jadis une «rue chaude» et qui s’en tenait encore; la rue de l’Eau-de-Vie, la rue du Chat, la rue du Coq, la rue du Diable. Mais quelle différence avec nos beaux vallons tout fleuris d’asphodèles, avec notre bon air, notre paix, notre liberté, de Saint-Michel-de-Frigolet!
J’en avais, à certains jours, le cœur serré de nostalgie, et cependant, M. Millet, qui était fort bon diable au fond, avait quelque chose en lui qui finit par m’apprivoiser. Comme il était de Caderousse, fils, comme moi, d’agriculteur, et qu’il avait dans sa famille toujours parlé provençal, il professait, pour le poème du Siège de Caderousse, une admiration extraordinaire; il le savait tout par cœur, et à la classe, quelquefois, en pleine explication de quelque beau combat des Grecs et des Troyens, remuant tout à coup, par un mouvement de front qui lui était particulier, le toupet gris de ses cheveux:
– Eh bien! disait-il, tenez! c’est là l’un des morceaux les plus beaux de Virgile, n’est-ce pas? Écoutez, pourtant, mes enfants, le fragment que je vais vous citer, et vous reconnaîtrez que Favre, le chantre du Siège de Caderousse, à Virgile lui-même serre souvent les talons:
Un nommé Pergori Latrousse,
Le plus ventru de Caderousse,
S’était rué contre un tailleur…
Ayant bronché contre une motte,
Il fut rouler comme un tonneau.
Si elles nous allaient, ces citations de notre langue, si pleine de saveur! Le gros Millet riait aux éclats, et, pour moi qui, dans le sang, avais, comme nul autre, gardé l’âcre douceur du miel de mon enfance, rien de plus appétissant que ces hors-d’œuvre du pays.
M. Millet, tous les jours, par là, vers les cinq heures, allait lire la gazette au café Baretta, – qu’il appelait le «Café des Animaux parlants», – et qui, si je ne me trompe, était, tenu par l’oncle ou, peut-être, par l’aïeul de Mlle Baretta, du Théâtre-Français; ensuite, le lendemain, lorsqu’il était de bonne humeur, il nous redisait, non sans malice, les éternelles grogneries des vieux politiciens de cet établissement, qui ne parlaient jamais, en ce temps, que du Petit, comme ils appelaient Henri V.
Je fis, cette année-là, ma première communion à l’église Saint-Didier, qui était notre paroisse, et c’était le sonneur Fanot, chanté plus tard par Roumanille dans sa Cloche montée, qui nous sonnait le catéchisme. Deux mois avant la cérémonie, M. Millet nous menait à l’église pour y être interrogés. Et là, mêlés aux autres enfants, garçonnets et fillettes, qui devions communier ensemble, on nous faisait asseoir sur des bancs, au milieu de la nef. Le hasard fit que moi, qui étais le dernier de la rangée des garçons, je me trouvai placé près d’une charmante fille qui était la première de la rangée des demoiselles. On l’appelait Praxède et elle avait, sur les joues, deux fleurs de vermillon semblables à deux roses fraîchement épanouies.
Ce que c’est que les enfants: attendu que, tous les jours, on se rencontrait ensemble, assis l’un près de l’autre; que, sans penser à rien, nous nous touchions le coude, et que nous nous communiquions, dans la moiteur de notre haleine, à l’oreille, en chuchotant, nos petits sujets de rire, ne finîmes-nous pas (le bon Dieu me pardonne!) par nous rendre amoureux?
Mais c’était un amour d’une telle innocence, et tellement emprunt d’aspirations mystiques, que les anges, là-haut, s’ils éprouvent entre eux des affections réciproques, doivent en avoir de pareilles. L’un comme l’autre, nous avions douze ans: l’âge de Béatrix, lorsque Dante la vit; et c’est cette vision de la jeune vierge en fleur qui a fait le Paradis du grand poète florentin. Il est un mot, dans notre langue, qui exprime très bien ce délice de l’âme dont s’enivrent les couples dans la prime jeunesse: nous nous agréions. Nous avions plaisir à nous voir. Nous ne nous vîmes jamais, il est vrai, que dans l’église; mais, rien que de nous voir notre cœur était plein. Je lui souriais, elle souriait; nous unissions nos voix dans les mêmes cantiques d’amour, d’actions de grâces; vers les mêmes mystères nous exaltions, naïfs, notre foi spontanée… Oh! aube de l’amour, où s’épanouit en joie l’innocence, comme la marguerite dans le frais du ruisseau, première aube de l’amour, aube pure envolée!
Voici mon souvenir de Mlle Praxède, telle que je la vis pour la dernière fois: tout de blanc vêtue, couronnée de fleurs d’aubépine, et jolie à ravir sous son voile transparent, elle montait à l’autel, tout près de moi, comme une épousée, belle petite épousée de l’Agneau!
Notre communion faite, la chose finit là. C’est en vain que longtemps, quand nous passions dans sa rue (elle habitait rue de la Lice), je portais mes regards avides sous les abat-jour verts de la maison de Praxède. Je ne pus jamais la revoir. On l’avait mise au couvent et, alors, de songer que ma charmante amie avec le vermillon et le sourire de son visage, m’était enlevée pour toujours, soit de cela, soit d’autre chose, je tombai dans une langueur à me dégoûter de tout.
Aussi les vacances venues, quand je retournai au Mas, ma mère en me voyant tout pâle, avec, de temps en temps, des atteintes de fièvre, décida dans sa foi, autant pour me guérir que pour me récréer, de me conduire à saint Gent, qui est le patron des fiévreux.
Saint Gent, qui a pareillement la vertu de faire pleuvoir, est une sorte de demi-dieu pour les paysans des deux côtés de la Durance.
– Moi, nous disait mon père, j’ai été à Saint-Gent avant la Révolution. Nous y allâmes les pieds nus, avec ma pauvre mère, je n’avais pas plus de dix ans. Mais, en ce temps, il y avait plus de foi.
Nous, avec l’oncle Bénoni qui conduisait le voyage et que vous connaissez déjà, par une lune claire comme il en fait en septembre, vers minuit, nous partîmes donc, sur une charrette bâchée, et, après nous être joints aux autres pèlerins qui allaient à la fête, à Château-Renard, à Noves, au Thor, ou bien à Pernes, nous voyions après nous, tout le long du chemin, quantité d’autres charrettes, recouvertes, comme la nôtre, de toiles étendues sur des cerceaux de bois, venir grossir la caravane.