Vous êtes un sot! dit le vieillard. Qui est-ce qui vous dit de vous en aller?
Ceci était la traduction de cette parole tendre qu’il avait au fond du cœur: Mais demande-moi donc pardon! Jette-toi donc à mon cou! M. Gillenormand sentait que Marius allait dans quelques instants le quitter, que son mauvais accueil le rebutait, que sa dureté le chassait, il se disait tout cela, et sa douleur s’en accroissait, et comme sa douleur se tournait immédiatement en colère, sa dureté en augmentait. Il eût voulu que Marius comprît, et Marius ne comprenait pas; ce qui rendait le bonhomme furieux. Il reprit:
– Comment! vous m’avez manqué, à moi, votre grand-père, vous avez quitté ma maison pour aller on ne sait où, vous avez désolé votre tante, vous avez été, cela se devine, c’est plus commode, mener la vie de garçon, faire le muscadin, rentrer à toutes les heures, vous amuser, vous ne m’avez pas donné signe de vie, vous avez fait des dettes sans même me dire de les payer, vous vous êtes fait casseur de vitres et tapageur, et, au bout de quatre ans, vous venez chez moi, et vous n’avez pas autre chose à me dire que cela!
Cette façon violente de pousser le petit-fils à la tendresse ne produisit que le silence de Marius. M. Gillenormand croisa les bras, geste qui, chez lui, était particulièrement impérieux, et apostropha Marius amèrement:
– Finissons. Vous venez me demander quelque chose, dites-vous? Eh bien quoi? qu’est-ce? Parlez.
– Monsieur, dit Marius avec le regard d’un homme qui sent qu’il va tomber dans un précipice, je viens vous demander la permission de me marier.
M. Gillenormand sonna. Basque entr’ouvrit la porte.
– Faites venir ma fille.
Une seconde après, la porte se rouvrit, mademoiselle Gillenormand n’entra pas, mais se montra; Marius était debout, muet, les bras pendants, avec une figure de criminel; M. Gillenormand allait et venait en long et en large dans la chambre. Il se tourna vers sa fille et lui dit:
– Rien. C’est monsieur Marius. Dites-lui bonjour. Monsieur veut se marier. Voilà. Allez-vous-en.
Le son de voix bref et rauque du vieillard annonçait une étrange plénitude d’emportement. La tante regarda Marius d’un air effaré, parut à peine le reconnaître, ne laissa pas échapper un geste ni une syllabe, et disparut au souffle de son père plus vite qu’un fétu devant l’ouragan.
Cependant le père Gillenormand était revenu s’adosser à la cheminée.
– Vous marier! à vingt et un ans! Vous avez arrangé cela! Vous n’avez plus qu’une permission à demander! une formalité. Asseyez-vous, monsieur. Eh bien, vous avez eu une révolution depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir. Les jacobins ont eu le dessus. Vous avez dû être content. N’êtes-vous pas républicain depuis que vous êtes baron? Vous accommodez cela. La république fait une sauce à la baronnie. Êtes-vous décoré de Juillet? avez-vous un peu pris le Louvre, monsieur? Il y a ici tout près, rue Saint-Antoine, vis-à-vis la rue des Nonaindières, un boulet incrusté dans le mur au troisième étage d’une maison avec cette inscription: 28 juillet 1830. Allez voir cela. Cela fait bon effet. Ah! ils font de jolies choses, vos amis! À propos, ne font-ils pas une fontaine à la place du monument de M. le duc de Berry [133]? Ainsi vous voulez vous marier? à qui? peut-on sans indiscrétion demander à qui?
Il s’arrêta, et, avant que Marius eût eu le temps de répondre, il ajouta violemment:
– Ah çà, vous avez un état? une fortune faite? combien gagnez-vous dans votre métier d’avocat?
– Rien, dit Marius avec une sorte de fermeté et de résolution presque farouche.
– Rien? vous n’avez pour vivre que les douze cents livres que je vous fais?
Marius ne répondit point. M. Gillenormand continua:
– Alors, je comprends, c’est que la fille est riche?
– Comme moi.
– Quoi! pas de dot?
– Non.
– Des espérances?
– Je ne crois pas.
– Toute nue! et qu’est-ce que c’est que le père?
– Je ne sais pas.
– Et comment s’appelle-t-elle?
– Mademoiselle Fauchelevent.
– Fauchequoi?
– Fauchelevent.
– Pttt! fit le vieillard.
– Monsieur! s’écria Marius.
M. Gillenormand l’interrompit du ton d’un homme qui se parle à lui-même.
– C’est cela, vingt et un ans, pas d’état, douze cents livres par an, madame la baronne Pontmercy ira acheter deux sous de persil chez la fruitière.
– Monsieur, reprit Marius, dans l’égarement de la dernière espérance qui s’évanouit, je vous en supplie! je vous en conjure, au nom du ciel, à mains jointes, monsieur, je me mets à vos pieds, permettez-moi de l’épouser.
Le vieillard poussa un éclat de rire strident et lugubre à travers lequel il toussait et parlait.
– Ah! ah! ah! vous vous êtes dit: Pardine! je vais aller trouver cette vieille perruque, cette absurde ganache! Quel dommage que je n’aie pas mes vingt-cinq ans! comme je te vous lui flanquerais une bonne sommation respectueuse! comme je me passerais de lui! C’est égal, je lui dirai: Vieux crétin, tu es trop heureux de me voir, j’ai envie de me marier, j’ai envie d’épouser mamselle n’importe qui, fille de monsieur n’importe quoi, je n’ai pas de souliers, elle n’a pas de chemise, ça va, j’ai envie de jeter à l’eau ma carrière, mon avenir, ma jeunesse, ma vie, j’ai envie de faire un plongeon dans la misère avec une femme au cou, c’est mon idée, il faut que tu y consentes! et le vieux fossile consentira. Va, mon garçon, comme tu voudras, attache-toi ton pavé, épouse ta Pousselevent, ta Coupelevent… – Jamais, monsieur! jamais!
– Mon père!
– Jamais!
À l’accent dont ce «jamais» fut prononcé, Marius perdit tout espoir. Il traversa la chambre à pas lents, la tête ployée, chancelant, plus semblable encore à quelqu’un qui se meurt qu’à quelqu’un qui s’en va. M. Gillenormand le suivait des yeux, et au moment où la porte s’ouvrait et où Marius allait sortir, il fit quatre pas avec cette vivacité sénile des vieillards impérieux et gâtés, saisit Marius au collet, le ramena énergiquement dans la chambre, le jeta dans un fauteuil, et lui dit:
– Conte-moi ça!
C’était ce seul mot, mon père, échappé à Marius, qui avait fait cette révolution.
Marius le regarda égaré. Le visage mobile de M. Gillenormand n’exprimait plus rien qu’une rude et ineffable bonhomie. L’aïeul avait fait place au grand-père.
– Allons, voyons, parle, conte-moi tes amourettes, jabote, dis-moi tout! Sapristi! que les jeunes gens sont bêtes!