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– Mais pourquoi donc? dit François; à qui en a-t-il? C’est donc seulement pour le plaisir de nous causer de la peine qu’il fait celui qui se méfie?

– Mon enfant, ne me demande pas la raison de son idée contre toi; je ne peux pas te la dire. J’en aurais trop de honte pour lui, et mieux vaut pour nous tous que tu n’essaies pas de te l’imaginer. Ce que je peux t’affirmer, c’est que c’est remplir ton devoir envers moi que de t’en aller. Te voilà grand et fort, tu peux te passer de moi; et mêmement tu gagneras mieux ta vie ailleurs puisque tu ne veux rien recevoir de moi. Tous les enfants quittent leur mère pour aller travailler, et beaucoup s’en vont au loin. Tu feras donc comme les autres, et moi j’aurai du chagrin comme en ont toutes les mères, je pleurerai, je penserai à toi, je prierai Dieu matin et soir pour qu’il te préserve du mal…

– Oui! Et vous prendrez un autre valet qui vous servira mal et qui n’aura nul soin de votre fils et de votre bien, qui vous haïra peut-être, parce que monsieur Blanchet lui commandera de ne pas vous écouter, et qui ira lui redire tout ce que vous faites de bien en le tournant en mal. Et vous serez malheureuse; et moi je ne serai plus là pour vous défendre et vous consoler! Ah! vous croyez que je n’ai pas de courage parce que j’ai du chagrin? Vous croyez que je ne pense qu’à moi et vous me dites que j’aurai profit à être autre part! Moi, je ne songe pas à moi en tout ceci. Qu’est-ce que ça me fait de gagner ou de perdre? je ne demande pas seulement comment je gouvernerai mon chagrin. Que j’en vive ou que j’en meure, c’est comme il plaira à Dieu, et ça ne m’importe pas puisqu’on m’empêche d’employer ma vie pour vous. Ce qui m’angoisse et à quoi je ne peux pas me soumettre, c’est que je vois venir vos peines. Vous allez être foulée à votre tour, et si on m’écarte du chemin c’est pour mieux marcher sur votre droit.

– Quand même le bon Dieu permettrait cela, dit Madeleine, il faut savoir souffrir ce qu’on ne peut empêcher. Il faut surtout ne pas empirer son mauvais sort en regimbant contre. Imagine-toi que je suis bien malheureuse, et demande-toi combien plus je le deviendrai si j’apprends que tu es malade, dégoûté de vivre et ne voulant pas te consoler. Au lieu que si je trouve un peu de soulagement dans mes peines, ce sera de savoir que tu te comportes bien et que tu te maintiens en courage et santé pour l’amour de moi.

Cette dernière bonne raison donna gagné à Madeleine. Le champi s’y rendit et lui promit à deux genoux, comme on promet en confession, de faire tout son possible pour porter bravement sa peine.

– Allons, dit-il en essuyant ses yeux moites, je partirai de grand matin, et je vous dis adieu ici, ma mère Madeleine! Adieu pour la vie, peut-être; car vous ne me dites point si je pourrai jamais vous revoir et causer avec vous. Si vous pensez que ce bonheur-là ne doive plus m’arriver, ne m’en dites rien car je perdrais le courage de vivre. Laissez-moi garder l’espérance de vous retrouver un jour ici, à cette claire fontaine où je vous ai trouvée pour la première fois il y aura tantôt onze ans. Depuis ce jour jusqu’à celui d’aujourd’hui, je n’ai eu que du contentement; et le bonheur que Dieu et vous m’avez donné, je ne dois pas le mettre en oubli, mais en souvenance pour m’aider à prendre, à compter de demain, le temps et le sort comme ils viendront. Je m’en vais avec un cœur tout transpercé et morfondu d’angoisse, en songeant que je ne vous laisse pas heureuse et que je vous ôte, en m’ôtant d’à côté de vous, le meilleur de vos amis; mais vous m’avez dit que si je n’essayais pas de me consoler, vous seriez plus désolée. Je me consolerai donc comme je pourrai en pensant à vous, et je suis trop ami de votre amitié pour vouloir la perdre en devenant lâche. Adieu, madame Blanchet, laissez-moi un peu ici tout seul; je serai mieux quand j’aurai pleuré tout mon soûl. S’il tombe de mes larmes dans cette fontaine, vous songerez à moi toutes les fois que vous y viendrez laver. Je veux aussi y cueillir de la menthe pour embaumer mon linge, car je vas tout à l’heure faire mon paquet; et tant que je sentirai sur moi cette odeur-là, je me figurerai que je suis ici et que je vous vois. Adieu, adieu, ma chère mère, je ne veux pas retourner à la maison. Je pourrais bien embrasser mon Jeannie sans l’éveiller, mais je ne m’en sens pas le courage. Vous l’embrasserez pour moi, je vous en prie, et pour ne pas qu’il me pleure, vous lui direz demain que je dois retourner bientôt. Comme cela, en m’attendant, il m’oubliera un peu; et, par la suite du temps, vous lui parlerez de son pauvre François afin qu’il ne m’oublie trop. Donnez-moi votre bénédiction, Madeleine, comme vous me l’avez donnée le jour de ma première communion. Il me la faut pour avoir la grâce de Dieu.

Et le pauvre champi se mit à deux genoux en disant à Madeleine que si jamais, contre son gré, il lui avait fait quelque offense, elle eût à la lui pardonner.

Madeleine jura qu’elle n’avait rien à lui pardonner et qu’elle lui donnait une bénédiction dont elle voudrait pouvoir rendre l’effet aussi propice que de celle de Dieu.

– Eh bien! dit François, à présent que je vas redevenir champi et que personne ne m’aimera plus, ne voulez-vous pas m’embrasser comme vous m’avez embrassé, par faveur, le jour de ma première communion? j’aurai grand besoin de me remémorer tout cela, pour être bien sûr que vous continuez, dans votre cœur, à me servir de mère.

Madeleine embrassa le champi dans le même esprit de religion que quand il était petit enfant. Pourtant si le monde l’eût vu, on aurait donné raison à M. Blanchet de sa fâcherie et on aurait critiqué cette honnête femme qui ne pensait point à mal, et à qui la vierge Marie ne fit point péché de son action.

– Ni moi non plus, dit la servante de M. le curé.

– Et moi encore moins, repartit le chanvreur. Et continuant:

Elle s’en revint à la maison, dit-il, où de la nuit elle ne dormit miette. Elle entendit bien rentrer François qui vint faire son paquet dans la chambre à côté, et elle l’entendit aussi sortir à la piquette du jour. Elle ne se dérangea qu’il ne fût un peu loin, pour ne point changer son courage en faiblesse, et quand elle l’entendit passer sur le petit pont, elle entre-bâilla subtilement sa porte, sans se montrer, afin de le voir de loin encore une fois. Elle le vit s’arrêter et regarder la rivière et le moulin, comme pour leur dire adieu. Et puis il s’en alla bien vite, après avoir cueilli un feuillage de peuplier qu’il mit à son chapeau, comme c’est la coutume quand on va à la loue pour montrer qu’on cherche une place.

Maître Blanchet arriva sur le midi et ne dit mot jusqu’à ce que sa femme lui dit:

– Eh bien, il faut aller à la loue pour avoir un autre garçon de moulin, car François est parti et vous voilà sans serviteur.

– Cela suffit, ma femme, répondit Blanchet, j’y vais aller et je vous avertis de ne pas compter sur un jeune.

Voilà tout le remerciement qu’il lui fit de sa soumission, et elle se sentit si peinée qu’elle ne put s’empêcher de le montrer.

– Cadet Blanchet, dit-elle, j’ai obéi à votre volonté: j’ai renvoyé un bon sujet sans motif, et à regret je ne vous le cache pas. Je ne vous demande pas de m’en savoir gré; mais, à mon tour, je vous donne un commandement: c’est de ne pas me faire d’affront parce que je n’en mérite pas.

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